Pour se faire une idée de ce qu'est la Libye aujourd'hui, il est déconseillé de se fier à l'ancienne littérature se rapportant à ce pays, produite notamment en Europe ou aux Etats-Unis durant ces vingt dernières années. Tripoli (Libye). De notre envoyé spécial Il ne faut pas non plus trop prendre pour référence l'actualité – souvent abondante mais au fond peu pertinente – liée aux activités du fantasque Guide de la révolution libyenne, le colonel Mouammar El Kadhafi. On en parle peu, mais les réformes économiques entamées par la Jamahiriya aussitôt après la levée, en 2003, de l'embargo économique auquel elle a été soumise par le Conseil de sécurité de l'ONU, au début des années 1990, ont débouché sur des résultats tout simplement « pro-di-gieux ». Une nouvelle Libye émerge et celle-ci est « boostée » par une classe de jeunes entrepreneurs déterminés, pleins aux as et débordant d'imagination, à l'image de Seïf Eddine El Islam, le fils de Mouammar El Kadhafi, actuellement à la tête de la fondation El Kadhafi pour le développement… et à la pointe du mouvement de modernisation et d'ouverture de la société libyenne. Grâce à eux, la Jamahiriya est passée en l'espace de trois années du statut d'« Etat voyou » et de « banquier du terrorisme international » (c'est ainsi que les Etats-Unis ont pendant longtemps présenté le pays du colonel El Kadhafi) à celui d'une nation dont la fréquentation est hautement recommandée. Mieux, la Libye s'est même offert le rang envié de marché émergent. Certes, les autorités libyennes ne sont pas encore parvenues, sur le terrain, à effacer complètement les séquelles laissées par onze longues années d'isolement. Pour cela, il leur faudra probablement encore du temps. Mais au vu de l'énergie et des moyens investis pour rattraper le temps perdu, il faut s'attendre à ce que les Libyens surprennent. Et c'est ce qu'ils font déjà dans de nombreux domaines. Tripoli est d'ailleurs assimilable à un chantier à ciel ouvert. Les faramineuses recettes rapportées par les exportations de pétrole (près de 30 milliards de dollars en 2005, la Libye étant le 3e exportateur de brut en Afrique) paraissent ainsi comme le pain bénit qui devrait permettre à El Kadhafi de redonner l'espoir aux 6 millions de Libyens et de ressusciter ses « grands » projets. Tous ceux, notamment, qui ont connu la Libye des années quatre-vingt-dix remarqueront que le changement commence à l'aéroport de Tripoli même. Au lieu d'être accueillis, comme ce fut le cas dans le passé, par des portraits géants de Mouammar El Kadhafi, le visiteur sera sans doute surpris de se voir faire racoler sans ménagement, avant d'accomplir ses formalités douanières, par des publicités tapageuses des derniers parfums en vogue dans les grandes capitales occidentales. Une manière évidente pour les autorités libyennes de montrer « d'entrée » que la Grande Jamahiriya s'est mise – et de manière résolue – à l'heure du libéralisme économique. Ce n'est pas tout. Au moment où l'on s'attend à passer un mauvais quart d'heure avec les éléments de la douane et de la police des frontières libyennes, ces derniers vous surprennent par la qualité de leur accueil. Mis à part cette sorte de nonchalance qui singularise les peuples du Sud, les « pafistes » libyens ne sont pas vraiment du genre à vous chercher la petite bête. « Wach, tu as l'air d'avoir peur. Faut pas. Aya, m'rahba bik (bienvenue) », lance, le sourire en coin, un douanier. Cette formule de politesse vaut aussi lorsqu'ils ont affaire à des voyageurs entrant dans une catégorie un peu spéciale, tels que les journalistes. Des gens pourtant peu tolérés dans les pays réputés politiquement fermés. Cependant, les choses semblent fonctionner différemment au pays de Mouammar El Kadhafi. Dans cette situation, le « pire » que l'on puisse vous demander si vous allez en Libye en curieux ou pour faire du tourisme est de vous prier de signer une déclaration sur l'honneur, rédigée à la main, in situ, dans laquelle vous vous engagez à ne pas exercer votre métier de journaliste durant votre séjour sur le territoire libyen. La prise de contact avec des officiels étant encore soumise à des autorisations préalables. Mais c'est vraiment tout, car, contrairement à d'autres pays du Maghreb, les journalistes ne sont pas systématiquement filés ou chaperonnés en Libye. Ou s'ils le sont, c'est que les services libyens doivent être d'une efficacité redoutable. Quoi qu'il en soit, ils ne sont pas tout le temps à vos « basques », y compris lorsque vous vous amusez à prendre des photos de bâtiments officiels. Ce genre de folie peut facilement vous coûter un mandat de dépôt ailleurs. Effacer les stigmates de onze années d'embargo Pour le reste, les « pafistes » libyens donnent beaucoup plus l'impression de n'avoir pour unique souci que de « liquider » le traitement des passagers affluant vers Tripoli. La bonne qualité de service qui caractérise le bel aéroport international de Tripoli contribue à convaincre les touristes d'y revenir. Il s'agit bien là du résultat d'une politique d'ouverture et d'un prodigieux effort de marketing consentis par le gouvernement libyen. De plus, la majorité des Libyens semble avoir compris que l'intérêt pour elle est d'être aux petits soins avec les étrangers. Même les mythiques éléments des comités populaires qui s'étaient taillé une véritable réputation de « pasdaran » sont devenus des attractions touristiques qui donnent à la Libye un cachet « cheguevarien » qui plaît beaucoup aux étrangers en quête d'exotisme. A Tripoli, ville qui, par certaines de ses facettes, rappelle La Havane, les stratèges de la libéralisation de l'économie libyenne ont concentré leurs efforts pour donner de la Libye l'image d'un pays désormais en phase avec le reste du monde. La présence, en nombre important et à longueur d'année, de touristes étrangers, y compris britanniques et américains, prouve qu'aujourd'hui les Libyens commencent réellement à être perçus différemment par l'Occident. Quand le Conseil de sécurité de l'ONU a approuvé, il y a trois années, la décision de lever les sanctions économiques imposées en 1992, le gouvernement libyen s'est lancé sans attendre dans une course contre la montre pour effacer les stigmates causés par onze années d'isolement. Malgré cela, les séquelles sont encore perceptibles en de nombreux endroits de Tripoli. L'état d'abandon et de dégradation avancée dans lequel se trouvent certains quartiers longeant, sur une vingtaine de kilomètres, la route menant de l'aéroport au centre-ville atteste que l'embargo a été durement ressenti par les Libyens. Par endroits, la banlieue de Tripoli ne va pas d'ailleurs sans rappeler ou ressembler à certaines petites villes du sud du pays avec leurs quartiers envasés dans le sable et leurs petites maisons aux murs jaunis par le soleil. Cette impression s'estompe néanmoins assez vite, car, au centre-ville, à une dizaine de kilomètres à la ronde, les autorités locales ne se sont pas tourné les pouces. Elles ont accompli un travail remarquable, une véritable prouesse. Le centre de la capitale libyenne a été presque complètement retapé à neuf. Le travail de rénovation et de reconstruction soigneusement mené a permis à la mairie de Tripoli d'offrir à ses habitants et aux touristes des rues et des boulevards qui n'ont rien à envier à ceux des villes européennes. A côté, les rues Didouche Mourad et Hassiba Ben Bouali ou le quartier de Hydra desquels les Algérois tirent beaucoup de fierté pourraient facilement passer pour des artères ou des faubourgs de seconde zone. Loin de s'être contentées d'un simple ravalement de façades, les autorités locales ont veillé à mettre en valeur la beauté architecturale des édifices de la capitale libyenne, façonnée par les architectes italiens du début du siècle dernier (la Libye est restée sous domination italienne de 1911 à 1949, date à laquelle l'AG des Nations unies a approuvé une résolution en faveur de l'indépendance libyenne). La ville, fondée par les Phéniciens au VIIe siècle avant J.-C., est située au nord-ouest du pays et s'étend, au bord du désert, sur un morceau de territoire rocheux qui s'avance dans la grande bleue, formant une coquette baie. Bâtie, donc, face à la mer, Tripoli, agglomération de près de deux millions d'habitants, est – à l'instar de la plupart des villes méditerranéennes – dominée par le blanc, une couleur souvent mariée au vert prairie. L'effet obtenu est particulièrement reposant. La réussite cependant des responsables de Tripoli n'est pas tant d'avoir « sauvé » l'architecture italienne, mais d'avoir su créer, sur le plan urbanistique, une cohérence entre la vieille ville construite par les Ottomans (La Casbah de Tripoli), le centre-ville de conception européenne et les quartiers – souvent résidentiels – de construction récente. Le tout est rehaussé par un splendide front de mer de plusieurs kilomètres de long où s'élèvent une multitude de beaux hôtels.Malgré le fait que la Libye vient à peine de sortir d'un embargo, Tripoli étonne par la propreté de ses artères. Contrairement par exemple à une ville comme Alger, mal éclairée le soir au point de paraître, par endroits, lugubre, Tripoli s'est donné les moyens, au grand bonheur des Tripolitains qui sont de véritables noctambules, d'avoir une vie la nuit. A l'inverse de ce que suggèrent des idées reçues sur le pays du colonel El Kadhafi – qui est officiellement fondé sur la charia –, les Libyens ne se « bunkérisent » pas chez eux dès la tombée de la nuit, comme le font la plupart des Algériens. A Tripoli, la nuit n'appartient pas aux délinquants mais aux familles, aux couples et aux touristes. Il est possible d'y déguster une pizza à deux heures du matin dans un fast-food conçu à l'américaine ou faire son shopping. Les préjugés entretenus sur la Libye – souvent perçue comme un pays fermé, inhospitalier et allergique aux valeurs et à la culture occidentales – finissent par s'effondrer complètement à la vue de jeunes Libyens dévaler, chaque soir, les quartiers huppés de Tripoli au volant de BMW dernier cri, la musique à fond, reprenant en chœur des refrains des tubes d'Elton John, des Dire Straits ou de Kadim Essaher. Lorsque, à la question de savoir comment on a trouvé Tripoli, généralement posée aux étrangers par les Libyens, on répond naïvement qu'on était loin de s'imaginer découvrir une ville aussi branchée, ne vous étonnez pas de vous entendre répondre sur un ton presque de reproche : « Wach (quoi), vous pensiez que c'est un désert ! ? » Une manière, sans doute, de vous faire comprendre que les Libyens sont loin d'être des ploucs.