Trop de responsables se révèlent lourdement impliqués dans l'affaire Khalifa. C'est le mérite du procès de Blida de l'avoir montré. Mais à quoi sert l'intelligence économique, le renseignement, qui loupe la prévention du risque ? La gouvernance économique à l'algérienne utilise-t-elle l'information sur les délits ou les hommes impliqués dans les délits ? Le doute s'est insinué.L'ambiance est devenue lourde au fil des jours à Blida. Les révélations quotidiennes sur l'ampleur des pratiques de corruption dans le tissu économique algérien ont déprimé les présents et au-delà l'opinion nationale. Des icônes du management ont été brûlées sur le bûcher des auditions. La dernière en date, Ali Aoun, champion national de la production de médicaments, a achevé les dernières illusions. Le patron du groupe Saidal s'est cramponné — devant une juge sans concession — a une explication hallucinante au sujet de la Citroën C 5 « salon cuir » offerte par Abdelmoumen Khalifa après la signature d'un partenariat entre sa filiale médicament et une des filiales du groupe Saidal pour la production en Algérie de générique de la trithérapie anti-HIV : « Ce n'est que huit mois après que je me suis rendu compte qu'elle était à mon nom et non pas au nom de Saidal. » En fait, Ali Aoun s'est aperçu qu'il était propriétaire d'un cadeau, lorsque le liquidateur d'El Khalifa Bank est arrivé. « Cette attitude symbolise la faillite morale de la gouvernance économique à l'algérienne, commente l'avocat d'un ‘‘petit'' prévenu d'El Khalifa Bank, elle est verticale et criminogène. Tant qu'il n'y a pas de signal contraire d'en haut, le délit est permis. L'affaire Khalifa par l'ampleur de la capacité de corruption mobilisée par ce patron a montré combien le système s'est dépourvu d'immunité contre son propre encanaillement. » En fait, les questions qui se posent à Blida toutes les fins de journée en marge du procès jettent le doute sur les fondements éthiques de la gestion de la chose publique. « Comment Abdelmadjid Sidi-Saïd a-t-il pu négocier au nom des travailleurs durant les deux dernières années, depuis que le juge d'instruction a établi qu'il a décidé seul des dépôts de la Cnas chez Khalifa et en produisant un faux en plus ? », s'interroge le même avocat. L'affichage de Bouteflika, une grave erreur de gouvernance L'affaire Khalifa pose dramatiquement le problème — « aujourd'hui en première ligne partout dans le monde » —de l'intelligence économique (au sens du renseignement) et de son utilisation dans les décisions de gouvernance. Le « je ne savais pas qu'elle était à mon nom » de Ali Aoun symbolise l'attitude générale de l'establishment économique algérien entre 2000 et 2003, en tous cas lorsqu'il se retrouve face au sourire narquois de la présidente Mme Brahimi. Le procès a montré encore dans sa dernière semaine, avec les dates des premiers dépôts de la Cnac des Opgi, des Eplf, des mutuelles de l'éducation, des P et T et de certaines filiales de Sonatrach que le mouvement a pris son essor au second semestre 2001. C'est-à-dire au moment même où la Banque d'Algérie finissait — enfin — de réunir les éléments d'une première action préventive contre la banque privée avec le rapport transmis en novembre 2001 au ministre des Finances Mourad Medelci. Les erreurs de gouvernance sont là. A défaut de sanctions rapides contre El Khalifa Bank, au premier trimestre 2002, il fallait au moins stopper « le dopage de l'image de marque » du groupe Khalifa, un attribut qui a fait dire à Aït Belkacem, le directeur de la Cnac à la barre, qu'il « n'avait pas à assumer l'incurie générale ». Comment a-t-on pu laisser le président Bouteflika s'afficher aux côtés de Abdelmoumen Khalifa en présence de tout le gouvernement au stade du 5 Juillet en mai 2002, alors que les infractions qui vont conduire au gel des activités internationales de la banque cinq mois plus tard étaient établies et connues déjà à ce moment-là ? C'est un vrai indicateur de la qualité de gouvernance. Il existe deux explications, le Président n'est pas informé. Il est informé et décide de passer outre pour des raisons inconnues. Dans les deux cas nous sommes devant un révélateur de la grande faiblesse de la prise de décision politique dans le champ économique en Algérie. Le résultat est catastrophique. Le grand mouvement des dépôts de l'épargne des organismes de l'Etat chez El Khalifa Bank est consolidé, en haut, par un marketing du sommet de l'Etat alors qu'en bas, il est soutenu par la corruption directe des voyages gratuits, des crédits sans dossiers, des Mastercard sans dépôts et des voitures sans traces écrites dans les conventions. Mais où est donc passé le DRS ? Il est difficile de travailler sur le scénario où l'instance politique ne savait rien. Trop de faits disent le contraire depuis le 8 janvier à Blida. L'autre scénario, celui où l'on sait, mais où rien ne se passe, est plus réaliste. Il conduit à la cabine de pilotage des affaires publiques en Algérie. Le DRS — l'ancienne Sécurité militaire de l'ANP — a un service d'intelligence économique. Tout le monde lui reconnaît une grande influence dans les arbitrages importants — comme par exemple la législation pétrolière — notamment en apportant les renseignements confidentiels qui aident à la décision stratégique. Où est donc passé le DRS dans la prévention du risque Khalifa ? Une source anonyme affirme que le DRS s'est intéressé dès l'année 2000, et en France même, à l'origine des paiements au bénéfice d'Airbus provenant du groupe Khalifa dans le cadre du leasing pour les avions. Rassurant. Cela aurait dû permettre de comprendre que le financement des contrats provenait déjà des fameux comptes d'ordre d'El Khalifa Bank, l'argent des déposants. En réalité, les révélations des audiences de Blida montrent que ce n'est pas le recueil de l'information qui a fait défaut mais son utilisation. Or, la non-utilisation morale et légale des informations de délits continue de dominer la gestion actuelle des affaires publiques. C'est le grand enseignement du procès de Blida. Il y a le cas, déjà cité, de la direction de l'Ugta engoncée jusqu'au cou dans des faits de corruption — reconnus à la barre dans le cas de Meziane, mais aussi de plein d'autres responsables en fonction : Mourad Medelci (ministre des Finances) pour avoir masqué un rapport essentiel, Karim Djoudi (ministre délégué à la Réforme bancaire) pour n'avoir rien vu du siphonage du Trésor public dont il était le directeur, Tayeb Belaïz (ministre de la Justice) doublement pour son rôle complaisant en tant que tutelle des fonds du département de la solidarité qui ont été déposés chez Khalifa et pour la mise à l'écart de l'agence Khalifa de Koléa. Et d'autres encore qui doivent comparaître — également comme témoins — dans de prochains volets de l'affaire Khalifa comme Abdelmalek Sellal, ministre des Ressources en eau. Le mode opératoire dans le monde de l'intelligence économique est de prévenir les malversations, d'anticiper sur des positions avantageuses dans la compétition internationale. En Algérie, le procès Khalifa vient d'insinuer un terrible doute : les dossiers du DRS servent-ils seulement à tenir en joue des responsables syndicaux, des gouverneurs et des ministres qui vont ainsi être plus utiles au maintien de l'ordre ?