Deux procès au moins défraient actuellement la chronique politico-judiciaire et ce qui s'y dit vaut son pesant de dinars détournés. On a le tournis à l'écoute des chiffres, ahurissants, égrenés par les témoins et les accusés tout au long des procès de Blida et d'Oran, qui montrent un champ économique et financier sans foi ni loi. On constate alors que ce n'est pas l'argent qui fait défaut, à voir la manière avec laquelle il est manipulé et dilapidé -en contradiction, non seulement des lois et règlements en vigueur, mais aussi en dépit du bon sens- quand ce même argent manque cruellement pour la construction des logements, des écoles et des hôpitaux. L'affaire du wali d'El Tarf, celle du wali de Blida (plus de trente walis et chefs de daïra ont été, indique-t-on, limogés sans bruit ni fureur ces dernières années pour cause de mauvaise gestion et dilapidation des biens de l'Etat), constituent un autre aspect tout aussi hideux de la gangrène qui ronge le pays avec, souvent, la complicité de ceux-là mêmes censés veiller à son bien-être, par leur laxisme quand ce n'est pas par intérêt. Ainsi, le procès de la caisse centrale d'El Khalifa Bank, le procès de la Bcia, le scandale (selon toute évidence étouffé) de BRC (Brown and Root-Condor, société algéro-américaine), les multiples affaires de détournement (à la Badr, à la BNA notamment) -qui ont entaché ces dernières années de nombreuses banques (publiques et privées) algériennes- disent le gouffre ouvert dans le fonctionnement du système économique et financier algérien et, plus assurément, la déliquescence où se trouve le système politique qui régit le pays depuis l'indépendance. La permissivité, les acoquinements, les passe-droits et pour tout dire, le laisser-faire ambiant, ont dénaturé le processus d'ouverture vers l'économie de marché devenu la voie royale la plus rapide et la mieux-disante de l'enrichissement illicite, qui a vu, en peu d'années, s'édifier des fortunes colossales dépassant toute imagination, quand la majorité de la population s'appauvrit d'année en année. Personne ne sort indemne, en vérité, des procès en cours comme des affaires sur lesquelles a été jeté un pudique voile alors que les auteurs présumés de ces scandales sont reversés sur des voies de garage dorées. En réalité, c'est la gouvernance du régime actuel qui est, en filigrane, jugée tant à Blida qu'à Oran. Il faut relever, en effet, que la cour de Blida a beau prendre des précautions langagières et de procédure pour circonscrire les débats à l'arrêt de renvoi du juge d'instruction, il n'en reste pas moins que l'impression qui se dégage, au fur et à mesure qu'avancent les audiences des témoins et des accusés, est, qu'en fait, c'est le procès du système en charge du pays qui se déroule sous nos yeux. Il est établi aujourd'hui qu'aucun responsable, politique, financier ou économique, à quelque niveau qu'il se trouve, ne peut dire qu'il ne savait pas alors que ce que faisait Abdelmoumen Khalifa se passait quasiment au grand jour au vu et au su de «décideurs» qui, quelque part, se félicitaient de la «réussite exceptionnelle», (en la personne de Abdelmoumen Khalifa) du modèle d'ouverture économique algérien. Cependant, des fissures apparaissaient déjà dans ce bel échafaudage. Mais, n'est-ce pas, comme l'avouait innocemment le ministre des Finances, Mourad Medelci, «le contexte de l'époque» ne se prêtait pas à des actions de salubrité publique. Or, par cette phrase, M.Medelci avait, en fait, signifié l'impuissance qui était celle de son département. Et c'est encore ce ministre qui, benoîtement, a dit qu'il «n'a pas eu l'intelligence» d'agir alors que s'offrait à lui l'occasion de donner un coup de pied dans la fourmilière quand des rapports alarmants ont atterri sur son bureau. Or, à Blida, ce n'est pas la mauvaise gestion des affaires financières du pays ou la non-gouvernance qui sont jugées, mais des lampistes, des seconds couteaux, quand ceux qui ont le plus bénéficié des libéralités du fantasque Moumen, regardaient ailleurs au moment où des choses, pas du tout catholiques, se passaient dans les salons feutrés d'El Khalifa Bank. De «l'inintelligence» de Medelci à la «candeur» de Sidi-Saïd Aussi, plus les audiences avancent, plus s'approfondit la perplexité quant aux tenants et aboutissants d'un procès, décidément, hors normes. Et ce n'est là que le sommet de l'iceberg, le fond restant, à l'évidence, hors de portée du tribunal qui doit s'en tenir aux attendus de l'ordonnance de renvoi. Celle-ci encadre rigoureusement les débats ne laissant pas à la présidente du tribunal le loisir de creuser plus profond, de pouvoir convoquer des personnalités ne figurant pas sur l'arrêt de renvoi, mais qui, certainement, auront eu des choses à dire pour éclairer les juges et permettre de jeter lumière et compréhension sur les nombreuses zones d'ombre qui entourent l'ascension du golden boy algérien. Celui-ci, pour asseoir son pouvoir sur ses partenaires commerciaux et politiques, semble s'être servi, jusqu'à leur extrême logique, des mécanismes de la corruption et du trafic d'influence sur tout ce que l'Algérie comptait comme stars, ou supposées telles, de la politique, de l'économie, des finances, du sport, de la culture et tous ceux susceptibles, d'une manière ou d'une autre de conforter son ascendant jusqu'à rendre aveugles les rouages de d'Etat chargés du contrôle des finances et des changes et amorphes ceux chargés de veiller à l'application des lois. Nous ne reviendrons pas ici sur les péripéties des procès largement couverts par la presse écrite. Mais, à ce qu'on dit, le procès de la caisse centrale de Khalifa Bank n'en est, si l'on peut dire, qu'à ses prolégomènes puisqu'il est annoncé dans une seconde phase ceux afférents aux affaires des «stations de dessalement», de «location de voitures», et la liste serait longue, des sociétés et combines que Abdelmoumen Khalifa a mis sur pied. Dans ces affaires de détournement de milliers de milliards de centimes, qu'elles fassent présentement l'objet d'une procédure judiciaire ou non, l'on constate que si l'argent a tendance à se faire rare pour le commun des Algériens, en revanche, il coule à flots pour d'autres heureux personnages au point qu'ils ont désappris à compter comme le dit avec «candeur» le secrétaire général de UGTA, Abdelmadjid Sidi-Saïd, évoquant, lors de son témoignage, «le poids de l'habitude», lorsqu'il justifia le placement de 10 milliards de dinars de la Cnas à Khalifa Bank. Tout le monde s'accorde à dire ou à supputer que de telles affaires n'auraient jamais pu atteindre de telles dimensions sans la permissivité des uns, la connivence des autres, le silence de tous ceux qui ont laissé faire quand leurs positions leur permettaient, sinon d'arrêter les frais, du moins de limiter les dégâts. Lors de son témoignage, le ministre des Finances, Mourad Medelci, qui n'a pas eu, dixit M.Medelci, «suffisamment d'intelligence pour mesurer l'importance du document» que lui a fait parvenir le vice-gouverneur de la Banque d'Algérie, Ali Touati -qui a pris sur lui de rendre directement destinataire le grand argentier du pays d'un rapport mentionnant les irrégularités et infractions relevées dans la gestion de Khalifa Bank- et prendre les décisions qui s'imposent. Arguant du «contexte de l'époque», M.Medelci n'a donc pas jugé politique de donner suite au rapport du vice-gouverneur de la Banque d'Algérie, elle-même empêchée de prendre des mesures conservatrices -que dictait la situation- par l'ordonnance 96/22 de 1996 qui a annulé les dispositions de la loi 90/10 (loi sur le crédit et la monnaie de 1990) texte qui, tout en soustrayant la Banque d'Algérie aux ingérences du politique lui donnait, entre autres l'autonomie et le pouvoir de décision. Les nombreuses défaillances constatées dans la chaîne de décision et de contrôle institutionnel sont par trop flagrantes pour les estimer être des erreurs isolées, d'autant plus qu'elles se sont étendues dans le temps. C'est en 2002, soit quatre ans après les premiers constats d'irrégularités faits par des inspecteurs (non assermentés -autre énigme- qui ne sont pas qualifiés, selon la réglementation, pour agir de leur propre chef, comme de porter plainte devant la justice) de la Banque d'Algérie que l'on a commencé à s'inquiéter du cas Abdelmoumen Khalifa. De même, comment se pouvait-il que des organismes publics aient, sans autre forme de procès, délocalisé leurs avoirs (qui se chiffraient en dizaines de milliards de dinars) du Trésor public pour les placer sur les comptes de Khalifa Bank, alors que le ministre des Finances, dans sa déposition devant le tribunal de Blida, a dit très clairement qu'une circulaire du ministère des Finances datant de 1984, et toujours en vigueur, interdisait absolument le dépôt de fonds des organismes publics dans d'autres banques que le Trésor? Comment cela se fait-il que le directeur du Trésor, face à l'hémorragie des retraits, n'ait pas réagi et alerté qui de droit? Comment les dirigeants de ces organismes, quoique connaissant la loi, aient, néanmoins, contourné l'interdiction et persisté à placer des milliers de milliards de centimes dans la Banque Khalifa? Qui répondra à ces interrogations et à de nombreuses autres du même acabit quand, dans le prétoire, ne sont présents que les seuls seconds couteaux peu au fait des soubassements de l'escroquerie du siècle? Des ministres, anciens et en exercice, de hauts commis de l'Etat et de hauts fonctionnaires ont bénéficié des «gâteries» de Abdelmoumen Khalifa, sauront-nous jamais leurs noms? Viendront-ils un jour à témoigner de ce qu'ils savent? L'Algérie est ainsi faite que ceux qui dirigent ne sont jamais responsables et n'ont donc pas à répondre de leurs actes, ou, pour emprunter le mot juste d'un confrère d'El Watan «le propre du régime autoritaire algérien est la non-responsabilité de ses gouvernants» (chronique du samedi 3 février de Mohammed Hachemaoui). Quand, malgré les contrôles drastiques, une (des) affaire(s) finit (ssent) par devenir du domaine public, le mutisme des autorités est alors de rigueur qui dédaignent de s'expliquer ou d'expliquer aux citoyens de quoi il retourne. Des questions, encore des questions, de réponses, point... Il en est ainsi de l'affaire des policiers ripoux, qui a fait du bruit l'an dernier, et toucherait de hauts gradés de la Sûreté nationale. L'Inspection générale des services (IGS, la police des polices) aurait lancé une enquête sur une affaire de trafic de cocaïne. Selon ce qui a été rapporté à l'époque, le patron et deux officiers de l'Office de répression du banditisme auraient été relevés de leurs fonctions. De qui s'agit-il? Quelle est la nature des délits commis? Quelle est la gravité des préjudices? Quelle est la structure qui les a sanctionnés? Quelles sont les suites réservées à ce scandale? Là aussi, des questions, toujours des questions, mais seul le silence a répondu jusqu'ici. Dans ce domaine, trafic de drogues, une autre affaire a défrayé la chronique l'an dernier, celle du baron de la drogue, (ou présumé tel) -le Pablo Escobar algérien, rien que ça- un certain Ahmed Zendjabil, dans laquelle de hauts responsables de la police oranaise seraient impliqués. «Il (Zendjabil) avait ses hommes armés, disposait de protecteurs officiels, brassait des milliards de dinars, convoyait le cannabis vers l'Europe, le Moyen-Orient et fournissait le marché algérien. Il bénéficiait de complicités des plus hautes institutions militaires et civiles de l'Oranie», rapportait à cette époque notre confrère El Watan. Mais aucune suite ne semble, pour le moment, avoir été donnée à cette affaire. Autre scandale qui a fait sortir le ministre des Travaux publics, Amar Ghoul, de ses gonds à propos de l'autoroute Est-Ouest. Là aussi, malgré sa juste colère, M.Ghoul en a trop dit ou trop peu, pour l'intelligence de son courroux. Il a accusé certains lobbies, sans dire lesquels, de vouloir exercer des «pressions» sans préciser sur qui et de quelle nature sont ces pressions. C'est la facture du coût de l'autoroute, estimée à 5 milliards de dollars US en 2000 qui a grimpé à 11 milliards de US$, qui a suscité l'ire du ministre. L'énorme différence (6 milliards de US$ tout de même) fait, en effet, désordre. Mais il n'y a pas que cela, le plus beau, ou le plus désolant, selon le point de vue duquel l'on voit le dossier, c'est le «non-scandale» de l'affaire dite BRC, morte avant d'être née, pourtant débusquée par des inspecteurs de l'IGF (Inspection générale des finances, relevant du ministère du même nom). BRC (Brown and Root Condor) est une société mixte fondée par Sonatrach (qui détient 51% du capital) et la compagnie américaine Halliburton dont l'ancien dirigeant est l'actuel vice-président américain, Dick Cheney. BRC n'avait aucune qualification précise et sous-traitait les affaires qui lui sont confiées, en passant des «marchés de gré à gré» avec d'autres entreprises et sociétés. Ainsi, Sonatrach aurait confié à cette entreprise américaine «27 projets, pour 73 milliards de DA». BRC se comportait, en fait, comme un office de société intermédiaire, où se servaient des Américains, des Libanais...et des Algériens de la haute hiérarchie du pouvoir, indique-t-on. De qui, de quoi s'agit-il?! Qui sont les personnes derrière BRC? Que sont-elles devenues? BRC est dissoute (?) mais les questions demeurent: Qui a pris la décision de dissoudre la société, si celle-ci est effective? Pourquoi le dossier n'a-t-il pas été transmis à la justice alors qu'il y a suspicion de crime économique? Il est ainsi signalé des surfacturations «astronomiques» des «prestations» fournies par BRC ou dont elle avait la charge. Le moindre objet, comme une salle de bains, une porte, un taie d'oreiller, peuvent valoir jusqu'à cent fois leur valeur si ce n'est plus. D'aucuns sont même allés jusqu'à supposer que BRC était simplement «la caisse noire du régime». Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela? Que ces accusations soient vraies ou fausses, il aurait été convenable de découvrir les tenants et aboutissants de l'affaire, que le dossier suive normalement son cours et que, s'il y avait lieu, des gens soient traduits devant la justice. L'adage populaire, qui est plein de sagesse, ne dit-il pas qu'il faut laisser le puits avec son couvercle (khali l'bir be'ghtah)? Certes! Il est quand même troublant que des affaires où des milliers de milliards de centimes ont été dilapidés ou disparus dans la nature (qui ramènent l'affaire des 26 milliards de US$ de l'ancien Premier ministre Abdelhamid Brahimi, dit Hamid la Science, à une simple anecdote) «troublent» aussi peu les pouvoirs publics.