3- Quels choix pour l'industrialisation en Algérie ? En quelques décennies seulement, les pays du Sud-Est asiatique, Corée du Sud et Taïwan en particulier, ont pu construire des économies diversifiées et parfaitement adaptées aux exigences de la nouvelle économie mondiale. Leur secret ? L'excellence du système d'éducation et la création de systèmes nationaux d'innovation à partir de politiques soutenues de transfert et d'assimilation des technologies importées comme l'atteste l'interdiction formelle d'importation des technologies et services technologiques sous formes de clé en main ou produit en main… Ajoutons-y une répartition relativement équitable des revenus, une stabilité macro-économique et financière remarquable et surtout le recours à des politiques de protection commerciales très sélectives sur la base d'objectifs stratégiques nationaux à moyen et long termes. Ces résultats positifs excluent, aujourd'hui, de faire l'impasse sur l'expérience asiatique dans une réflexion sérieuse sur les choix et le contenu d'un nouveau projet d'industrialisation pour l'Algérie ? En l'occurrence, l'échec du modèle rentier et la nécessité de son dépassement doivent ouvrir de nouveau le chantier et les grands débats sur les choix et les options que le pays doit emprunter afin qu'il trouve sa place parmi les nations développées. De ce point de vue, l'Algérie est aujourd'hui placée devant un triple choix économique, chacun de ces choix étant porteur d'un mode d'insertion spécifique dans l'économie mondiale : - le premier choix consiste à continuer à exploiter le créneau traditionnel d'insertion internationale sur la base des exportations de pétrole brut et de gaz naturel qui ont « l'avantage » et la facilité de procurer une rentabilité immédiate ; le second choix consiste à « sophistiquer » à la marge cette spécialisation internationale du pays en y ajoutant des exportations de produits transformés, fortement utilisateurs et consommateurs d'énergie (produits pétrochimiques, produits raffinés, engrais, électricité,…), ce qui revient finalement à exporter sous d'autres formes les ressources naturelles énergétiques. D'une certaine manière, on peut d'ailleurs affirmer que cette option viendrait réhabiliter la loi sur les hydrocarbures d'avril 2005 dont l'objectif ultime consistait à intensifier les exportations de pétrole et de gaz. Tout indique, malheureusement, comme le montre la hiérarchisation et la sélection des branches industrielles déclarées prioritaires dans le nouveau programme industriel, que c'est vers cette direction que l'on s'oriente. Enfin, un dernier choix consisterait à dépasser ces deux formes de spécialisation, fondées sur les seuls avantages comparatifs dans les ressources énergétiques (brutes ou transformées), spécialisations qui font reporter sur le secteur particulièrement volatile des hydrocarbures la responsabilité d'assurer la formation de capital, son financement et donc la croissance de l'économie du pays. L'objectif qui doit être recherché ici est de sortir le pays de son statut actuel de fournisseur de produits primaires et de consommateur passif de produits manufacturés, de services à haute valeur ajoutée et de technologies sophistiquées. Pour y parvenir, il s'agit de créer un appareil productif cohérent et diversifié, en mesure de fournir un certain nombre de biens et services nécessaires à l'investissement local et à la satisfaction des besoins de consommation finale, mais également de produits exportables permettant à l'Algérie d'être un vrai partenaire dans l'économie mondiale. Il s'agit, en conséquence, d'abandonner les politiques articulées sur les logiques rentières — anciennes et nouvelles — et de replacer l'objectif de production de richesses et de création d'emplois, tournées d'abord vers la satisfaction des besoins du marché intérieur au centre du projet de développement. Dans ces conditions, il ne doit plus s'agir de valoriser les ressources énergétiques sans la création simultanée d'appareils productifs diversifiés et d'environnements appropriés en termes, notamment, de recherche et de logistiques technologiques et de formation. Bref, la recherche de ressources financières externes ne doit plus l'emporter sur l'objectif prioritaire de construction d'une économie nationale intégrée, tirant pleinement parti des connaissances et des technologies existantes et nouvelles. C'est en tout cas la grande leçon que l'on peut tirer des réussites exemplaires des nouveaux pays industriels du Sud-Est asiatique. Ce choix alternatif constitue, de notre point de vue, la seule voie permettant la sortie, à terme, du marasme actuel. Il ne saurait être assimilé à un retour aux concepts erronés de l'industrialisation des années 1970. En même temps, reconnaissons-le, il est malheureusement hors du champ des projections du nouveau programme d'industrialisation, dont la crispation sur les industries dites exportatrices en constitue le contenu essentiel. Pour conclure, il nous paraît nécessaire de revenir sur quelques idées reçues sur l'industrialisation dont l'expérience nationale des années 1970 nous semblait pourtant avoir définitivement démontré l'inanité. Il est faux de continuer à croire que la disponibilité des capitaux est suffisante pour créer une dynamique d'industrialisation. Il faut simplement se rappeler notre propre expérience et ses cortèges de goulets d'étranglement qui ont conduit très vite à la stérilisation des investissements. Ne pas tenir compte de la « capacité d'absorption » du pays à un moment donné de son développement pourrait induire d'importants effets pervers et conduire de nouveau à l'impasse. Beaucoup continuent d'affirmer que l'industrialisation des années 1970 a échoué parce qu'elle a été l'affaire de l'Etat. En vérité, elle a échoué là où l'expérience d'industrialisation des pays asiatiques a réussi « malgré » une présence massive et de tout instant des pouvoirs publics, parce que l'Etat n'a jamais été vraiment intéressé par sa mise en œuvre, la logique de contrôle et de distribution de la rente l'ayant toujours emporté sur la logique de développement. Un Etat réellement intéressé par le succès de l'industrialisation aurait imposé avec vigueur les règles et les contraintes indispensables à sa réussite, aux agents, aux institutions et aux différents groupes sociaux porteurs d'intérêts souvent divergents. Une autre idée reçue consiste à penser que l'on peut « neutraliser » le temps, alors qu'il est au cœur même du processus d'industrialisation. La conception d'une industrialisation comme un « saut » dans le temps et non comme une très longue maturation des processus économiques, sociaux et politiques complexes pourrait, là aussi, déboucher sur des conséquences graves. Cette méprise nous a valu, dans le passé, le gaspillage de précieuses ressources à travers des investissements colossaux sans développement. Enfin, il nous paraît dangereux de croire que l'on peut « plaquer » sur la société un projet industriel moderne sans changer ses traditions, ses mœurs, sa culture et ma manière de percevoir et de produire la technologie. En d'autres termes, l'industrialisation durable exige une évolution des comportements et des mentalités incompatibles avec une vision fataliste du monde. Toutes ces idées reçues n'auraient pas causé autant de dégâts si elles n'étaient pas soutenues par une conception toute aussi erronée mais encore plus ravageuse : celle de penser que le développement économique va de pair avec un régime politique autoritaire et centralisateur qui ne conçoit la construction de la société que « par le haut ». A la différence de tous les autres systèmes politiques, la démocratie a, en effet, pour vertu — en permettant entre autres l'alternance politique — de corriger à temps et pacifiquement les dérives et les erreurs avant qu'elles ne débouchent sur des tragédies. Sans l'assimilation de ces leçons, tout projet futur d'industrialisation restera incantatoire. o Dans la première partie publiée dans l'édition d'hier, les noms des deux auteurs, les professeurs Amor Khelif et Mourad Boukella, n'ont pas été mentionnés. El Watan s'excuse auprès d'eux pour cette omission due à une malencontreuse manipulation technique. Amor Khelif , Mourad Benkella