« Il n'y a que deux grands courants dans l'histoire de l'humanité : la bassesse qui fait les conservateurs et l'envie qui fait les révolutionnaires. » Les Goncourt Il est là, sur le seuil de sa porte, à 81 ans, souriant, nous invitant à nous asseoir à l'ombre d'un tilleul dans le jardin, annonçant d'emblée la couleur. « J'ai beaucoup de choses à raconter », glisse-t-il avant d'être interpellé. « Alors M. Akkache, toujours communiste ? » Il hésite un peu, son regard lointain farfouille dans sa mémoire qui passe en revue, pêle-mêle, son attachement viscéral aux valeurs humanistes, les grands soirs de la Révolution socialiste, mais aussi la chute du mur de Berlin, le démembrement de l'URSS « un grand gâchis », et pour compléter le tableau, le goulag et les crimes commis par Staline qu'il a condamnés. Dans son registre, il est parfaitement à l'aise, lui qui est resté fidèle à lui-même, car, à l'évidence, il y a toujours chez lui celui qu'il fut. On trouve facilement un peu de poussière d'enfance collée à ses chaussures. Ses origines le rappellent régulièrement à lui. Le tutoiement immédiat et sans protocole est de rigueur. Il est né le 10 novembre 1926 à La Casbah d'Alger dans une petite rue qui débouche non loin de Serkadji. « On habitait une petite maison dans la pénombre des ruelles. Quand on voulait voir le beau ciel bleu d'Alger, on remontait jusqu'au boulevard de la Victoire. Il y avait une solidarité chevillée à la culture populaire. J'y suis retourné il y a quelque temps. Des gens y vivent dans la même promiscuité, dans la même souffrance, dans la même misère », se désole-t-il avec l'air de presque s'excuser. Il ne peut y avoir révolution que là où il y a conscience C'est dans ce contexte qu'il y a vécu dans une famille modeste où le père a fait les petits métiers. « Lorsqu'il était incarcéré dans la prison d'à côté, c'est moi encore enfant, qui lui ramenais le couffin. Vous ne pouvez ressentir la peur qui s'emparait de moi à l'entrée du pénitencier. Je ne m'imaginais pas aussi que j'allais, quelques années après, y passer des séjours fréquents pour mes activités politiques. » Le ton est donné et la réponse à notre question fuse enfin : « Vous savez, on ne change pas une société à coups de décrets. Il faut changer les mentalités, adapter les programmes d'éducation et de culture, développer l'économie, car on ne peut instaurer le socialisme au milieu de la misère. Aujourd'hui, je suis toujours fidèle au socialisme qui se bâtit progressivement. Ce socialisme, je le soutiens car je suis pour la justice, le bien-être et l'amélioration des conditions de ceux qui n'en finissent pas de souffrir… » La souffrance, tiens, il en connaît un bout. Petit-fils de paysans expropriés pour leur participation à la révolte de Kabylie en 1871. Originaires de M'chedellah, ils avaient fait le coup de feu. Puis, sa vie n'a pas été un long fleuve tranquille. Berger, porteur, employé, puis instituteur. Mais avant d'en arriver là, il a dû passer par l'école coranique. « J'étais très rêveur et je ne voulais pas y aller car le maître nous infligeait souvent la “falaqa'', alors mon père se résoudra à m'inscrire à l'école indigène à Belcourt où il y avait un certain Mohamed Belouizdad. On nous considérait malgré tout comme des parias. C'est là où j'ai appris le français. L'arrivée du Front populaire en France, en 1936, a été bien saluée parce qu'il prit la décision d'ouvrir l'école à tout le monde. Je suis « monté » à l'école de la Redoute où j'ai trouvé des camarades comme Didouche Mourad et de futurs condamnés à mort, comme Mustapha Fettal, Kaci Abdallah et Rachid Boukhari. » Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclate, Ahmed a 13 ans. « Evidemment, on souhaitait la défaite de la France. La prise de conscience commençait à se faire jour et nous, Algériens, allait-on en rester là ? On a formé des groupes de jeunes militants. On diffusait clandestinement le journal El Ouma. » Ahmed a eu la chance de bénéficier d'une bourse, d'aller au collège puis au lycée du Champ de Manœuvres (actuel El Idrissi). C'est là, en 1943 qu'il fut séduit par le communisme. « Je me rappelle d'un opuscule, l'a b c du marxisme, qui m'avait influencé. » Après le bombardement par les alliés du lycée, Ahmed dut poursuivre ses études à Bab El Oued. « Je commençais déjà à défendre des idées nationalistes. Le marxisme a été une révélation pour moi, qui m'a fait comprendre le monde. Lutter pour une société plus juste, plus humaine, n'est-ce pas une noble mission ? Et puis, le contexte de l'époque était favorable. L'Armée rouge était en train de tout balayer sur son passage. Mao allait écraser les troupes nationalistes. Le monde sous-développé commençait enfin à relever la tête. Même les Américains commençaient à parler du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Quelle formidable époque. » Ahmed était patriote et communiste. Instituteur, il est affecté en 1944 à Bouira. Adulte, il était déjà responsabilisé. A la question de savoir pourquoi les communistes ont toujours eu du mal à s'imposer en terre d'Islam, il sortira un chapelet d'arguments. « Le combat que nous menions en faveur du prolétariat, des plus démunis était travesti par la bourgeoisie, sans compter la confusion née entre les communistes algériens et leurs homologues français, qui se battaient, eux, pour libérer leur pays du fascisme. » Pour Akkache, l'idéologie capitaliste a fait un travail de sape. La bourgeoisie a sciemment dénaturé la portée du communisme qui gênait ses intérêts. « Le bouddhisme, indique-t-il, n'a pas empêché la Révolution sociale en Chine et au Vietnam. Ici, on a subi effectivement cette pression. Mais ne doit-on pas tenir compte des retards accumulés dans nos sociétés, à cause de régimes rétrogrades, de féodalités. Ce ne sont pas, tout de même, les wahhabistes réactionnaires qui vont pousser à la Révolution, ni leurs adeptes de par le monde, y compris chez nous. » Au PCA, nous avions des rapports fraternels avec nos amis comme Ghermoul, Lebjdaoui et Didouche qui faisaient de la lutte pour l'indépendance une priorité. « La bourgeoisie, on s'en occupera après », me disait-il. La révolution se fait d'abord dans les esprits Au congrès d'Oran en 1949, Ahmed est élu au bureau politique du PCA et responsable de l'organe du parti Liberté, dont il exhibe un vieil exemplaire daté de 1952, ou magnifiant les forces de liberté dans le monde, dans son éditorial, il lance un véritable cri de guerre. « Agissons pour notre indépendance nationale ! » Avec Bachir Hadj Ali, un autre militant Casbadji, Ahmed représentait le courant national. « On se disait que notre libération ne pouvait venir que de nous et souvent les camarades européens n'étaient pas sensibles à nos préoccupations. » Puis, on a essayé d'algérianiser le Parti avec Lakhdar Kaïdi, un syndicaliste de Mila, Mahmoudi et Babou de Blida, Kouch de Tébessa. Mais, à l'évidence, le parti était prisonnier de son idéologie internationaliste. « Il y avait le MTLD, le PCA et l'UDMA. Après le démantèlement de l'OS, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. Du fait de sa composante sociale, il n'y avait pas de leaders politiques au MTLD. On était arrivés à créer des fronts communs avec cheikh Baïod à Ghardaïa, Réda Houhou qui représentait les oulémas à Constantine. L'UDMA qui se repliait sur elle-même refusait les violences, préférant une évolution réformiste, pacifiste, alors que le MTLD était traversé par trois courants. Les partisans de la guerre, les centralistes plutôt légalistes et enfin les hésitants. Quant au PCA, il était convaincu que l'heure de la lutte n'avait pas encore sonné, car les conditions objectives n'étaient pas réunies. On ne libère pas le pays en faisant seulement don de soi, on le libère en libérant la conscience des gens. Il fallait que les idées s'emparent des masses. Tout cela a suscité des divisions. » Toujours des univers contraires, des lectures diverses et des existences opposées. Selon Ahmed, l'homme dont les idées étaient les plus proches de son parti a été sans conteste Abane « qui a eu le mérite d'avoir compris la nécessité d'une direction politique nationale. Il y avait certes des divergences avec lui, mais beaucoup de points communs. Il me disait : « Je veux un socialisme à la mode yougoslave. » Cela n'était pas loin de notre vision des choses. C'était un véritable patriote et certains camarades comme Ouzegane et Moussaoui n'avaient pas hésité à l'aider. » Il parle avec émotion de sa spectaculaire évasion de prison. « Je suis passé devant le tribunal militaire d'Alger en 1960 avec Henri Alleg. J'ai été condamné à 20 ans de réclusion criminelle. Transféré aux Beaumettes à Marseille puis à la prison d'Angers en 1961. On était tous FLN. On recevait la solidarité de la Fédération de France. J'ai réussi à m'évader, mais ce n'est pas un titre de gloire. En 1962, j'ai décidé de quitter le parti, parce que j'ai préconisé une refondation, mais les camarades avaient une autre vision. Je voulais un parti national indépendant. J'étais profondément touché. » Depuis, Ahmed se tient loin de la politique. Evoquer le parcours depuis des communistes, le met dans la gêne. Il ne veut pas parler des dissensions qui minent le parti déjà traversé par plusieurs courants. Et de dégainer à l'adresse des jeunes dirigeants du parti : « Ils ont même renié Benzine. » Ils ont renié Benzine ! L'occasion d'évoquer ce grand camarade qui s'est abreuvé au communisme lorsqu'il était ouvrier en France. « Il était au MTLD au même titre que Henine et Hadjeres. On a même travaillé ensemble pour la réapparition d'Alger Républicain, mais lorsqu'ils ont donné la direction à Alleg, je n'étais pas d'accord. Je suis parti. Je me suis consacré alors à l'enseignement. » Professeur au lycée technique du Ruisseau, il a été envoyé en Pologne à l'université de Varsovie pour préparer une thèse sur les problèmes de développement dans les anciens pays colonisés. De retour en Algérie, il est nommé directeur de l'Aérium d'enfants de Bou Ismaïl, puis désigné directeur du Centre familial de Ben Aknoun. Après la création de l'ORP, « la sécurité militaire est venue me chercher à Bou Ismaïl pour m'emmener dans un ancien centre de torture de la DST où j'ai passé plus d'un mois ». Après, bien après, il vivra dans le déchirement, le démembrement des pays de l'Est qu'il a tant visités, lorsqu'il était fonctionnaire au ministère du Travail. Depuis, il coule une retraite paisible dans le centre familial où il a fait venir dans un pavillon jouxtant sa maison, son ami Kateb Yacine qu'il a connu en 1947 et qui ne manquait pas de lui dédicacer ses ouvrages avec ces mots simples. « En souvenir de nos 20 ans. » Ceux qui connaissent ce pourfendeur d'injustices, s'accordent sur ses qualités, sensible, attentif et généreux et puis une intelligence de vif argent. Il a une vision du monde et le souci d'accorder ses idées et ses actes jusqu'au bout. Cela personne ne peut le lui contester, même ceux qui ne partagent pas ses idées… Parcours Ahmed Akkache est né le 10 novembre 1926 à La Casbah d'Alger, dans une famille très modeste, où son père trimait pour nourrir ses enfants. Après avoir fait plusieurs métiers, Ahmed accède à l'instruction et devient instituteur à Bouira, alors qu'il n'avait pas 20 ans. Dans cette ville, il se familiarisera avec l'action politique. Il lit Marx et s'en inspire. Son credo, défendre les pauvres et lutter sans cesse contre les inégalités et les injustices. Il est membre du bureau politique du PCA en 1951. Rédacteur en chef de Liberté. Arrêté en 1957, il est condamné à mort le 9 août, puis en juin 1960 à 20 ans de réclusion. Il s'évade de la prison d'Angers en janvier 1962. Fonctionnaire aux affaires sociales et au ministère du Travail après l'indépendance, il est tour à tour directeur de l'Aérium pour enfants de Bou Ismaïl, puis directeur du Centre familial de Ben Aknoun. Auparavant, il avait enseigné au lycée technique d'Alger. Il a publié de cours essais didactiques et un récit autobiographique L'évasion (Ed. Sned 1973), préfacé par Kateb Yacine, son ami. Récemment, il a publié La révolte des saints, chez Casbah éditions (2006)