Thanekra, personnage succulent du roman de Rachid Si Ahmed, fait écho a cet autre personnage fantasque qu'est Boualem Yekkar, héros tourmenté du Dernier Eté de la raison, roman posthume de Tahar Djaout. Rachid Si Ahmed, auteur de Tanekra, la Kabylie révoltée paru aux éditions l'Odyssée, s'en est-il inspiré ? En tous les cas, les ressemblances sont frappantes entre les deux personnages bien de sexe différent ; le premier est une femme, maîtresse tourmentée d'Idir Amedyaz alors que l'autre est un indécrottable libraire. Toujours est-il que ces deux êtres tourmentés ont cette même envie implacable d'en découdre avec les préjugés et ceux qui les colportent. Dernier Eté de la raison d'un côté et Thanekra, la Kabylie révoltée de l'autre. Ces deux romans de la déraison annonce-t-ils une énième sédition ? Il est permis d'y souscrire. Le livre de ce natif de Aït Aïche en Haute Kabylie, qui se lit, tout compte fait, d'une seule traite, a été achevé, comme l'atteste l'auteur, quelque deux mois avant que les émeutes ensanglantent cette région frondeuse qu'est la Kabylie. Celle-ci, comme s'ingénie à l'expliquer l'auteur-journaliste, n'a eu de cesse, depuis que ses habitants ont quitté Mi Itidj (La terre du soleil, La Mitidja) de s'élever contre un régime qui a voulu la faire monter contre les autres régions du pays. Ce qui ne manquera pas également de nous étonner, avant qu'on s'y fasse, au bout de quelques pages, c'est cette profusion heureuse de mots inspirés de l'argot propre aux journalistes. Aussi, les noms choisis pour ses personnages rendent-il compte de l'esprit de ceux qui les portent et d'une idée du temps qui va. Preuve : Idir Amedyaz, poète dévergondé et bambocheur patenté, porte bien son nom. Toutefois, Boukhous, un personnage mou mais rancunier, incarne, à sa manière, ceux qui se sont appropriés l'Algérie. Ce personnage qui revient dans la bouche de nos grands-mères aime « la gloriole, le pompon, l'aigrette, la broderie, les paillettes et les passequilles, les grands mots, les grands titres, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir ». Le parcours de Rachid Si Ahmed ne peut qu'étonner : de l'école de management en passant par cet enfer qu'est la presse, il aura tout fait ou presque. Dans son livre, tout s'y mêle et s'y confond : l'histoire passée de l'Algérie et celle tout aussi dramatique que nous vivons. Par ce livre, l'auteur fait revivre des moments qui ne sont maintenant que réminiscences. Rachid Si Ahmed saura faire revivre une période qui ne s'est guère effacée des mémoires des petites gens dont regorge son livre. « Idir Amediaz sait que son esprit est hors de sa chair en détresse. Il n'est nullement déconcerté par cette situation insolite. Le poète comprend qu'il flotte dans l'antichambre de la mort. Non, il n'a pas encore rompu toute attache terrestre. La présence d'un poète est forte après sa mort, ses poèmes plus vigoureux et son influence encore plus prégnante sur les cœurs et la conscience des hommes. Les créatures de l'immédiat que sont tous les fanatiques méjugent de cette souveraine puissance posthume des créateurs. » Comme ces passages, le livre de Rachid Sid Ahmed en est plein.