Eminent géographe et docteur ès lettres, Marc Cote enseigne à l'université d'Aix-en-Provence. Après de très longues années passées à la faculté des sciences de la Terre de Constantine, il a notamment publié Algérie, l'espace retourné et Le guide d'Algérie qui demeure le guide le plus vendu en Algérie. Dans cet entretien, il revient sur sa vision des changements qui ont marqué l'espace algérien ces dernières années et ses projets. Votre séjour en Algérie se fait-il dans le cadre d'une mission pour l'Etat algérien ? Non, il se fait à titre personnel dans le cadre universitaire, mais par rapport aux autorités algériennes des contacts ont été pris par l'Agence nationale de l'aménagement du territoire (ANAT) qui est chargée de penser et de relancer un nouveau schéma d'aménagement national du territoire qui compte mettre dans le coup toutes les compétences algériennes disponibles et qui a pris également contact avec des appuis extérieurs pour pouvoir disposer de toutes les bases de réflexion sur ce schéma. Vous êtes depuis quelques jours à Constantine, y a-t-il des contacts avec l'université et d'éventuels projets en vue ? Des contacts avec de nombreux universitaires parce qu'on les croise partout dans les rues et ailleurs et de façon plus précise avec l'Ecole normale supérieure (ENS), qui m'a demandé d'assurer un enseignement bloqué d'une semaine aux étudiants de 5e année pour une sorte de recyclage à la fois géographique et pédagogique. Voilà huit ans que vous avez quitté l'Algérie, mais cela ne vous empêche pas de rendre visite à Constantine, nostalgique ? Bien sûr qu'il y a nostalgie, l'Algérie nous a manqué surtout la première année où nous l'avons quittée. Maintenant, nous y revenons régulièrement mon épouse et moi et les choses se passent bien. C'est sûr que nous sommes heureux, chaque fois que nous revenons en Algérie, de retrouver les familles algériennes, de retrouver Constantine parce que ça a été une partie de notre vie. Nous avons appris qu'un travail se fait actuellement pour sortir une seconde édition du Guide d'Algérie, qu'en est-il au juste ? Ce guide a été réalisé à la demande de l'édition Média Plus. J'ai eu grand plaisir à le réaliser à l'époque où l'on pouvait circuler librement et donc de rassembler les informations nécessaires, mais c'est sûr qu'il date un peu. C'est une bonne chose qu'il soit réédité parce qu'il est épuisé et certaines modifications ont été faites pour la nouvelle édition. On assiste depuis une quinzaine d'années à une recomposition du paysage et du patrimoine algériens, comment expliquez-vous cela ? C'est sûr qu'il a énormément changé en 15 ans à cause à la fois de l'impact de la poussée démographique dans la phase précédente, même si aujourd'hui cette poussée se tasse fortement, et puis à cause de l'irruption de l'économie de marché qui a changé beaucoup de choses. On est frappé par le développement assez extraordinaire, la floraison au sein des aires métropolitaines de Constantine, d'Alger et d'Oran. On est frappé aussi par l'accentuation des différences socioéconomiques. De plus en plus, il y a une Algérie des riches et une Algérie des pauvres. Ça se traduit au niveau des revenus des familles mais ça se traduit aussi au niveau des régions. Il y a un croissant de pauvreté enserrant les steppes et un certain nombre de montagnes qui pose un grand problème pour l'avenir du pays et qu'il faudra prendre en charge. On est frappé également par la fragilité du milieu, du sol, de la végétation et des ressources en eau, ce qui rend difficile la tâche de l'aménagement mais il n'y a pas que des aspects négatifs. Il y a aujourd'hui, par exemple, un renouveau spectaculaire de l'agriculture algérienne. J'ai eu l'occasion d'étudier le Sahara, dans les Ziban et à Oued Souf, les nouveaux maraîchages sont intéressants. Aux portes de Constantine, c'est les arbres fruitiers et autour d'Oran, c'est l'aviculture. Je crois que là les choses ont été reprises en main, et on voit des germes d'espoir pour l'avenir. Le gouvernement prépare justement une grande initiative pour le développement rural durable afin de fixer les populations tout en leur garantissant les moyens pour travailler et prospérer... Oui, c'est sûr qu'il n'y a pas développement intéressant et utile à financer que s'il est durable. Je crois que la prise de conscience s'est faite de ce point de vue. Il faut se méfier, cependant, des grands programmes lancés quand ils ne sont pas suivis d'action, alors qu'il y a actuellement certaines actions qui peuvent être qualifiées de durables. J'ai eu l'occasion de voir des plantations d'oliviers sur versant avec cuvettes aménagées en pierres autour de chaque arbre sur des dizaines d'hectares et qui constituent un élément de développement durable. On a pu voir aussi avec les collègues des coins très reculés où les autorités ne vont guère habituellement et qui ont été traités par les forestiers et les services agricoles avec reboisement et traitement de toutes les chaâbas pour lutter contre l'érosion sur plusieurs milliers d'hectares. Là, ce sont des actions dont on verra les effets d'ici vingt ou trente années. Pour revenir aux aspects négatifs de la recomposition du territoire, il y a aussi le problème du bradage du foncier ou celui de l'urbanisation anarchique qui piétinent les terres agricoles... Il y a deux problèmes dans votre question. D'abord l'empiétement sur les terres agricoles qui n'est pas un problème nouveau. Depuis 1975, les universitaires et d'autres ont lancé un cri d'alarme pour sauver ces terres et, de fait, on constate que rarement des mesures ont été prises pour les sauver que ce soit à la Mitidja, autour de Constantine ou ailleurs. Il faut signaler, cependant, que les terres des ex-EAC ne subissent plus aujourd'hui ces constructions. C'est le premier aspect. Le second aspect est celui de l'urbanisation dite anarchique et qui l'est dans une grande mesure. On le voit bien à Constantine ou à Annaba, elle est éclatée dans tous les sens, mais je crois bien que dans une phase de poussée démographique et de bouleversements de tous types qu'a connus le pays pendant les trente dernières années, c'était inévitable que la ville se développe de cette façon-là. Il fallait s'urbaniser, entrer dans la ville et construire. Le problème de l'avenir va être, maintenant que la démographie à tendance à freiner et que l'urbanisation est par conséquent stabilisée, celui de repenser la ville en Algérie de façon qu'elle soit vivable et de façon qu'elle soit aussi un lieu de développement durable. Tous les urbanistes, architectes et géographes qui ont été formés devraient s'atteler à ce problème ardu. Le problème de l'environnement se pose également avec acuité avec la disparition d'écosystèmes dans la région et c'est un domaine où l'Algérie accuse un retard... Oui bien sûr. Les écosystèmes algériens sont de type méditerranéen, c'est-à-dire que par définition ils sont fragiles, il ne faut pas se faire des illusions. Ils sont fragiles, et ils ont été frappés de plein fouet par la pression démographique, la volonté de labourer de nouvelles terres agricoles et la volonté de défricher les forêts, la volonté de construire à droite et à gauche, etc. Ces écosystèmes ont été très souvent les lieux d'une dégradation importante, une descente biologique comme disent les spécialistes. Alors maintenant, il va falloir reprendre tout ça, mais un des aspects les plus visibles et sur lequel je pense qu'on pourrait avec un effort avoir une action efficace est celui des décharges sauvages qui s'entassent à la porte non seulement de Constantine mais de tous les villes et villages. Les décharges sauvages s'étalent en bord de route d'une façon spectaculaire et cela handicape l'avenir et la façon dont les enfants algériens occuperont demain leur territoire. Là aussi, il y a une prise de conscience à faire et des choses qui ne sont pas très difficiles. Vous avez dû voir aussi les chantiers de la nouvelle ville, qu'en pensez-vous ? Beaucoup de Constantinois m'ont interrogé à ce sujet. Il me semble qu'il faut dissocier deux choses. Le phénomène ville nouvelle et l'habitat qu'on y construit. La ville nouvelle à Constantine a représenté une opportunité d'utilisation d'un vaste terrain vide qui avait peu de valeur agricole et qui était de substrat très stable. C'était une occasion de construire une sorte de Constantine 2 pour désengorger la ville, et il y avait entre 1500 et 3000 ha disponibles. C'était l'occasion dont il fallait profiter, on l'a fait avec un peu de retard malheureusement, ce qui a fait que ça a bourgeonné un petit peu partout ailleurs et la ville nouvelle a démarré depuis 2000, et elle se construit très rapidement. Alors vient ensuite le problème du type d'habitat qu'on veut construire. On a choisi un type d'immeubles à cinq niveaux, ce qui pose peut-être un petit problème, on a choisi en deuxième temps des tours de 15 étages. Alors là, on peut se poser la question du rapport contenu/contenant, est-ce que la population qui vient y habiter va pouvoir s'y adapter ? Est-ce que c'est ce qu'il fallait construire pour reloger les habitants des bidonvilles et les sinistrés de Constantine ? Ce sont deux problèmes différents, le choix de la ville nouvelle et le choix de l'habitat qu'on veut construire. Des sociologues constantinois pensent que c'est une bombe à retardement... C'est sûr que cette ville nouvelle pose problème puisqu'il y a un divorce entre le type d'habitat et le type de population qu'on veut reloger et qui consiste actuellement en une population sinistrée, pauvre et mal urbanisée. Donc ce n'est pas étonnant qu'il y ait déjà des problèmes là-bas, et je pense qu'il y en aura dans l'avenir. Il faut tout de même regarder la situation à long terme. Le temps permettra à la ville peu à peu de se façonner, de se créer un centre, une âme et de mêler les populations. On dit que la ville est un melting-pot. Alors il faut penser que le temps permettra ce mélange et c'est sûr que les premières années risquent d'être décisives.