C'est devenu une tradition : à la veille de chaque anniversaire du déclenchement de la Révolution du 1er Novembre 1954, des « révélations » à l'allure de sornettes grotesques, puisque sans fondement ni preuve historique, « sortent » du tiroir pour tenter de jeter l'anathème sur les héros de la guerre de Libération. Cette fois-ci, ce sont les commérages colportés, il y a plus de vingt ans, soit le 10 novembre 1983, par Paul Delouvrier qui fut délégué général du gouvernement français en Algérie de décembre 1958 à novembre 1960, qui sont remis au goût du jour pour en faire une « vérité historique » à la fois croustillante et inédite. En effet, dans un hors-série de la revue mensuelle Science et Vie, en vente dans les kiosques depuis lundi dernier, le professeur et historien Daniel Lefeuvre, qui s'est ressourcé à partir des « confidences » de Paul Delouvrier, publiées en 1983 par la même revue, a avancé qu'« entre 1958 et 1959 la France aurait versé de l'argent, via ses compagnies pétrolières, au FLN pour que ce dernier ne sabote pas le gazoduc qui traversait le Sahara ». Dans son « testament », l'ancien délégué général du gouvernement français à Alger avait affirmé « avoir sollicité et obtenu un milliard de francs lourds par an auprès du général de Gaulle pour sortir le gaz du Sahara et l'amener jusqu'à la côte ». Les troupes du FLN, selon le représentant français à Alger, n'avaient pas saboté le gazoduc parce qu'il a prétendu avoir négocié et signé un accord avec le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) qui siégeait alors à Tunis. Avec une touche à la limite de la déraison, Delouvrier (décédé en 1995) avait souligné que « les compagnies pétrolières françaises ont arrosé suffisamment de gens qui, après, allaient acheter des armes pour tuer des Français ». Le rédacteur en chef de Science et Vie, Jean Lopez, s'est par ailleurs échiné à ajouter une (over)dose de preuves pour donner un semblant de crédit aux « révélations » de Paul Delouvrier retranscrites par le Pr Lefeuvre. Ainsi, il a estimé que « le FLN pouvait saboter sans difficulté l'oléoduc et le gazoduc, tous deux longs de plus de 600 km » et qu'« aucun attentat majeur n'a eu lieu contre les pipelines », alors que « le FLN avait démontré son savoir-faire en plastiquant le dépôt pétrolier de Marseille-Mourepiane en août 1958 ». Toutefois, « l'explication la plus simple » reste, selon le journaliste, « celle que donne Paul Delouvrier : la France a payé par l'intermédiaire de ses compagnies pétrolières (...). Les autorités françaises voulaient industrialiser le pays en cinq ans, faire surgir des logements modernes pour un million de personnes (...). Bref, il s'agit de faire palper aux musulmans l'avantage de rester français ». Cela explique, selon lui, « pourquoi Delouvrier est prêt à payer l'ennemi dans le court terme pour mieux le battre à moyen terme ». Les remarques de Jean Lopez, il faut le dire, relèvent beaucoup plus d'une injure que d'une analyse historique proprement dite. Les militants de la Fédération de France du FLN avaient effectivement fait sauter le dépôt pétrolier de Marseille-Mourepiane parce que les Algériens étaient justement en guerre contre la France. N'en déplaise aux nostalgiques de « l'Algérie française » ! « Des allégations ridicules » Les personnalités historiques contactées ont démenti catégoriquement ce qu'elles appellent des « allégations à la limite du ridicule ». Contacté hier, Rédha Malek, un des responsables du GPRA et un des négociateurs d'Evian, a retracé, au détail près, ce qui est désormais convenu d'appeler « l'histoire du gazoduc du Sahara ». Pour lui, il n'y a jamais eu de négociations entre le GPRA et la France et ceux qui prétendent le contraire, souligne-t-il, « versent dans le ridicule ». Que s'est-il passé ? « Au début, les Français étaient obligés d'utiliser le train assurant la navette Hassi Messaoud-Touggourt pour transporter le gaz sur des wagons-citernes, parce que les pipelines étaient difficiles à construire », affirme l'ancien négociateur du FLN à Evian. Néanmoins, a-t-il ajouté, « Michel Debré à l'époque voulait absolument relever le défi pour montrer que le gaz pouvait bien être acheminé jusqu'à la côte, Bougie notamment (...). Mais constatant la précarité d'une telle opération, les Français ont négocié un accord avec le gouvernement tunisien ». Selon notre interlocuteur, c'est l'ATRAPSA, une entreprise spécialisée dans le transport par pipelines, qui a conclu un accord avec la Tunisie pour transporter le pétrole du sud-est du Sahara algérien vers la région de Gabès, ce qui permettrait à une grande partie de ce pipeline d'être sous la protection de la Tunisie. Plus loin, Rédha Malek a révélé un fait historique d'une importance capitale. « L'accord conclu entre la France et la Tunisie, témoignera-t-il, a suscité une crise entre le GPRA et le gouvernement tunisien. » Selon l'ancien membre du GPRA, le Comité de coordination et d'exécution (CCE) a envoyé un mémorandum, signé par Lamine Debaghine, au président Bourguiba pour protester contre cet acte considéré comme inamical. Pour le FLN, « il n'était pas question que ce pétrole sorte de la frontière algérienne », dira notre interlocuteur. Pour ce faire, a-t-il précisé, « un appel a été lancé en direction des compagnies pétrolières pour leur signifier que le FLN ne reconnaît, dans aucun cas de figure, les accords qu'elles avaient signés avec l'Etat français ». En dépit de ces protestations, le pétrole commençait à être livré via la Tunisie. En ce sens, Rédha Malek a rappelé que le journal du FLN, El Moudjahid, avait publié à l'époque un article dénonçant l'accord conclu avec l'ATRAPSA. L'édition suivante fut d'ailleurs saisie par les autorités tunisiennes et, a-t-il indiqué, « le gouvernement provisoire algérien fut obligé de quitter le territoire tunisien pour s'installer au Caire ». Un autre témoin de taille, Ali Haroun, a estimé qu'il est invraisemblable que le GPRA ait négocié avec la France ou que le FLN ait accepté l'argent des Français. « Je n'ai jamais entendu parler de cette histoire », s'est-il contenté de dire. Le commandant Azzeddine, un des membres de l'état-major général, a réfuté, argument à l'appui, les « témoignages » de Paul Delouvrier. « S'il y a eu réellement des négociations entre les deux parties, le GPRA aurait averti les membres de l'état-major général qui, à leur tour, auraient donné des instructions aux chefs des wilayas concernées par le passage du gazoduc pour épargner les ouvrages en question », a-t-il déclaré. Les autorités algériennes, à leur tête le ministère des Moudjahidine, n'ont pas encore réagi pour démentir officiellement les « révélations » de Paul Delouvrier. Il ne faut pas trop y croire puisqu'elles ne l'ont pas fait quand un héros national, Abane Ramdane, a été traité de « traître » et de « collaborateur de la France » par des individus qui n'ont pas trop de choses à faire valoir.