L'histoire de La Cité des Roses est aussi une histoire éditoriale qui plonge au cœur de la grande histoire, celle des dernières années de la guerre de libération que Mouloud Feraoun a vécues à Alger, avant d'être assassiné par l'OAS. Comme Mohammed Dib et Kateb Yacine, ses premiers romans avaient été édités par les Editions Seuil à Paris, et il faut sans doute rendre hommage à cette maison qui avait pris le risque de « donner de la voix » aux représentants littéraires d'un peuple en guerre contre la France. La relation de Mouloud Feraoun avec son éditeur était basée sur cette reconnaissance et sur une courtoisie professionnelle indubitable. Mais elle n'était pas aussi lisse qu'elle avait parue jusque-là. Le fils de l'auteur, Rachid Feraoun, qui a bien voulu mettre à notre disposition la lettre manuscrite (présentée ci-contre en fac-similé et en texte typographié), nous a appris ainsi qu'environ un tiers du livre Le Fils du pauvre avait été censuré par l'éditeur. Il concernait notamment la débâcle française au début de la Seconde Guerre mondiale. Ce passage avait été repris dans L'Anniversaire qui avait été publié en 1972, soit dix ans après l'assassinat de l'auteur et près de 20 ans après qu'il ait été remis à l'éditeur. De même, dans Journal, plusieurs pages liées à la violence des ultras (OAS…) à la fin de la guerre avaient été expurgées par le Seuil. Aujourd'hui, nous revient ce manuscrit La Cité des Roses que l'éditeur avait utilisé à sa guise en le publiant sous le titre de L'Anniversaire. Le brouillon de lettre que nous éditons confirme que l'éditeur avait demandé des modifications à l'auteur. Il montre aussi que Feraoun avait défendu son roman en argumentant son point de vue. Son « extrême embarras » montre qu'il s'attendait à un « quitte ou double » : soit le « refus brutal », soit son contraire. Il n'ignorait donc pas que son éditeur réagirait comme il l'a fait : ni oui ni non, mais une demande de modification de l'ouvrage sur certains points précis. Ceux-ci apparaissent en creux dans les réponses de Feraoun. Dans le rapport entre politique et amour, il précise que c'est le premier qui recherche des « accommodements » avec l'amour, sauf dans le cas où l'on a affaire à des « héros ». En refusant le statut de héros à ses personnages, il entend les situer dans un univers bien réel qui est celui de l'histoire de l'Algérie en cette période, et leur donne ainsi une dimension directement représentative de leurs communautés respectives. De même, on devine que l'éditeur aurait souhaité qu'il développe davantage la relation amoureuse entre Arloud (premier nom du personnage de La Cité des Roses ?) et Françoise, en évitant de brosser trop le contexte de guerre. Sa réponse est claire : « On n'a pas besoin, à mon avis, d'en savoir plus sur sa vie privée. Il en est de même pour Françoise. » En d'autres termes, Feraoun signale qu'il n'a pas écrit une histoire d'amour mais que celle-ci n'est qu'un prétexte, un tremplin à la mise en scène littéraire d'un conflit sans autre issue que la séparation des protagonistes et l'indépendance. Il est même touchant de le voir défendre la femme de son personnage principal « ignorante, musulmane, fille de tradition » en refusant de justifier par ses manques l'attrait de son mari pour une Française, comme le lui a sans doute demandé l'éditeur dont le seul extrait disponible de sa lettre à Feraoun précise son attente : « Dans le style du film Brève Rencontre, une « princesse de Clèves » kabyle dans une situation que n'avait pas prévu Mme de Lafayette ! » Enfin, au sujet des « situations politiques imprécises » que lui reproche son interlocuteur, il répond en citant des faits précis, en évoquant des situations réelles : un instituteur arbitrairement arrêté (absolument authentique), les événements du 18 mai, le référendum, etc. Enfin, il tente de donner le change à son éditeur en présentant ces références violentes comme une simple mise en place d'une « atmosphère » dont le seul but serait de montrer l'aveuglement de l'amour ! La suite a montré que son éditeur ne fut pas dupe, campant sur ses positions. Et la suite de la suite a montré qu'un manuscrit peut toujours rejaillir de son ombre.