La science politique ne peut pas uniquement servir à comprendre les phénomènes de société : elle doit aussi alimenter les discussions sur les décisions politiques à prendre. La connaissance scientifique de la société débouche difficilement sur des prises de position politique. C'est ce qu'a exposé Pierre Favre, vice-président de l'Association française de science politique, lors des débats d'El Watan de jeudi dernier. L'auteur de Comprendre le monde pour le changer - épistémologie du politique (1) a expliqué comment les politologues avancent les meilleures raisons du monde pour se justifier de ne pas faire de politique. Et quelles sont les limites de leurs arguments. Pour le professeur, la raison, point commun entre tous les hommes, doit servir à aller au-delà de la connaissance et de la compréhension. A l'instar de Max Weber qui refusait que son statut de professeur lui serve à influencer ses élèves, les scientifiques estiment d'abord qu'ils n'ont pas de position publique à prendre. « Ils estiment qu'ils ne sont pas supérieurs au citoyen et, en cela, n'ont pas à lui dire ce qu'il doit penser. » En clair : pour prétendre être objectif dans ses recherches, il faut faire taire ses engagements. Or, en choisissant un sujet d'étude, le chercheur exprime déjà une subjectivité. Etudier l'extermination des juifs par les nazis, par exemple, n'est pas neutre. Les scientifiques expliquent ensuite que la nature même des mécanismes sociaux les empêche de se prononcer. Bourdieu l'a détaillé dans sa théorie de la domination symbolique : les dominants s'imposent en faisant croire aux dominés qu'ils exercent leur domination selon des valeurs universelles. Les dominés restent ainsi à leur place en ayant intégré leur position. « Que le rôle des politologues consiste à faire connaître le fonctionnement caché des mécanismes sociaux est une chose, mais si cela ne contribue pas à les changer, à quoi cela sert-il ? » Enfin, les scientifiques se défendent d'intervenir, à moins que cela ne soit dans leur domaine de spécialité, au nom du principe d'expertise. A l'image du cardiologue que l'on consulte pour des problèmes cardio-vasculaires. « Mais cela pose plusieurs problèmes, précise le professeur. D'une part, la spécialisation empêche le savant d'avoir une vision d'ensemble de la société et, d'autre part, on peut opposer à un avis l'hypothèse d'un contre-expert, elle-même discutable et ainsi de suite. » En conclusion, la science politique ne peut pas se contenter d'aider à comprendre les phénomènes de société, mais doit aussi alimenter les discussions sur les décisions qui doivent être prises. Les politologues devraient pouvoir faire surgir des normes universelles discutées et partagées par tous et travailler sur des questions d'intérêt général : comment partager les ressources pour qu'elles soient profitables à tous, quelles sont les limites de la tolérance dans la société, quelle doit être la séparation entre le public et le privé, etc. (1) Les Presses de Sciences-Po, 2005