Les articles parus à ce propos dans le dernier Arts & Lettres ont suscité plusieurs réflexions. Ici, ce complément d'éclairage met en valeur une vocation littéraire très forte. La publication par ses fils de La Cité des roses(1), dernier roman achevé de Mouloud Feraoun, constitue un événement qu'il convient d'apprécier dans le contexte assez particulier de l'histoire politique et littéraire d'une Algérie coloniale finissante et du cheminement de la carrière et de l'œuvre de l'auteur. On sait qu'une première mouture de ce roman sous le titre L'Anniversaire a été proposée au début de l'année 1959 par Feraoun à son éditeur parisien, Seuil, qui refusera de la « publier en l'état ». Les motivations de Seuil ne nous sont connues qu'à travers les lettres que l'auteur adresse à leur directeur, Paul Flamand, et à Emmanuel Roblès, son ami de longue date et responsable de la collection Méditerranée. Ecrire une histoire d'amour entre un Algérien et une Française dans un contexte de crises radicales du système colonial en déréliction ne pouvait-il pas susciter toutes les inquiétudes ? L'audace, à la fois littéraire et politique de Feraoun, n'était pour ses interlocuteurs au Seuil ni lisible ni même morale. L'Anniversaire a sans doute été un incomparable moment de liberté et de bonheur pour Feraoun écrivant dans les marges d'une guerre atroce. Dans sa lettre à Paul Flamand(2), il défend avec beaucoup de conviction son roman qu'il considère comme une version « aussi définitive qu'impubliable » ; mais il reconnaît ce qui manque au manuscrit : « Peut-être une vingtaine de pages, en épilogue, où Françoise donnerait une espèce de confession ? » Ce rajout est bien présent dans la nouvelle mouture du manuscrit publié sous le titre La Cité des roses, mais c'est le narrateur même qui se confesse et non plus Françoise comme cela était envisagé. Mais, au printemps 1959, le trait est tiré : Feraoun a d'autres perspectives, comme il le confie à Flamand (« envie de commencer autre chose ») et à Roblès (« autre chose en tête »). Ce seront quatre chapitres qu'il aura composés pendant l'hiver 1961-1962 pour un nouveau roman auquel ses éditeurs, au grand désappointement de sa famille, ainsi que l'indique Rachid Feraoun(3), donnent le titre du précédent manuscrit impubliable L'Anniversaire. L'image du « bon maître » Depuis les années 1960, beaucoup de lecteurs professionnels, à l'université mais aussi dans la presse littéraire, en sont restés à une représentation très aseptisée de Mouloud Feraoun, telle qu'elle a pu être véhiculée par l'école des lendemains de l'indépendance, celle du « bon maître » à l'écriture sans aspérités ; ne dirait-on pas une écriture post-coloniale ? L'école va enraciner chez les générations des années 1960-1970 la figure idéalisée de l'auteur, étrangement dépouillée de toute historicité : une icône. Dans une enquête sur les textes littéraires algériens dans les manuels de l'Institut pédagogique national, menée au début des années 1970, Charles Bonn observait la forte présence de Feraoun avec 26 extraits sur un total de 78 et 21 auteurs, ce qui représente le chiffre écrasant de 33% de l'ensemble(4). Ce matraquage de l'institution scolaire lui rendait-il service ? Le malentendu s'installait durablement. Sanctifié par l'IPN, l'auteur « scolaire » devenait suspect. Il entrait alors dans une sorte d'imagerie d'Epinal, largement diffusée par la critique, que dans une curieuse ironie ses propres ouvrages confortaient : œuvres transcrites sur des cahiers d'écoliers mêlés à ceux de ses propres élèves, plume « Sergent-Major » et encre violette en pot, lieux et rites de l'écriture, table bancale au fond d'une salle de classe. Une étude de Christiane Achour démontant les mécanismes stylistiques du fonctionnement de l'« écriture scolaire » du Fils du pauvre ne tardait pas à apporter ses fondements théoriques à cette (dis) qualification définitive(5). Mais les conclusions de cette étude, pour justifiées qu'elles soient, pouvaient être appliquées à au moins une demi-douzaine d'auteurs des années 1950. Peut-on s'arrêter à la « déhistorisation » de l'univers du Fils du pauvre, encore que cela ne soit valable que pour la version expurgée de 1954, et ignorer la « compétence sociologique » (Michel Collomb) affirmée par l'auteur dans les romans suivants ? A-t-on bien lu Feraoun ? La Cité des roses — seconde mouture du manuscrit de L'Anniversaire (1959) — apporte aujourd'hui de nouveaux éclairages sur la question centrale de l'écriture dans la démarche de romancier de Mouloud Feraoun. Comprendre l'écrivain Mouloud Feraoun, c'est surtout rechercher du Fils du pauvre (1950 ; 1954) à L'Anniversaire (1961-1962) le sens d'un rapport à la langue littéraire qui ne cesse d'évoluer vers une plus grande maîtrise. Tout comme les œuvres qui les ont précédés (La Terre et le sang, 1953 Les Chemins qui montent, 1957), La Cité des roses et les quatre chapitres de L'Anniversaire confirment une réflexion sur le travail du roman, constante et singulièrement motivée, phénomène assez rare chez les auteurs de la période coloniale. Avec Feraoun, seul Dib s'y prêtera. Son approche, il est vrai très ordonnée et conventionnelle de la question de la langue littéraire, peut paraître moins spectaculaire et risquée que celle de l'auteur de Qui se souvient de la mer (1962). Mais elle est plus sûre, progressive et moins réactionnelle. À partir de La Terre et le sang (1953) et, d'une manière plus nette dans Les Chemins qui montent (1957), Feraoun transcende les difficultés de « l'hypercorrection » : sa réflexion sur l'objet littéraire s'affine indéniablement comme en témoignent les très belles pages du deuxième Anniversaire (1961-1962). On ne peut que rendre justice à une saine ambition d'écrivain chez cet auteur dont l'écriture se transforme substantiellement des premières ébauches du Fils du pauvre dans les années 1940 à celle inachevée de L'Anniversaire (1961-1962) pour, enfin, définir un niveau de savoir-faire et une musicalité bien propres. Peut-on nier cette aventure dans l'écriture qui signale ce qui était le plus attachant chez cet auteur : cette confrontation jamais apaisée à la langue française, cet appel de « l'autre langue, la langue autre » (Régine Robin), qui restent les marqueurs les plus méconnus dans les lectures qui ont été faites de son œuvre ? Un effort émouvant L'histoire de la littérature algérienne de langue française n'a pas reconnu cet engagement soutenu dans le métier des lettres et dans la construction d'une œuvre. Amina Azza Bekkat a situé, non sans perspicacité et franchise, cette réception critique très partiale qui a, d'une certaine manière, plombé pour plusieurs générations la lecture de l'œuvre de Feraoun : « … trop lisse en apparence et cette langue française trop bien apprise comme une leçon parfaitement assimilée, nous faisait soupçonner on ne sait quelle complaisance »(6). Comment ne s'est-on pas aperçu de cette « hygiène de l'écriture » chez cet auteur et surtout de cette volonté d'apurer le passif, c'est-à-dire sortir du Fils du pauvre et décider d'une autre scène d'énonciation ? Feraoun a été commodément cadré par la presse littéraire française dans un rôle d'écrivain kabyle et blédard. On sait maintenant avec La Cité des roses qu'il savait aussi écrire un roman urbain et, mieux encore, ne pas passer à côté de la guerre d'Algérie. La publication de ce roman, que l'on croyait perdu, est un événement littéraire important ; elle permettra de sortir l'auteur de l'oubli, de gagner aussi de nouveaux lecteurs à son œuvre. Et, surtout, de libérer son image des « bastilles » théoriques et idéologiques, vite décrétées. A ces nouveaux lecteurs, il est utile de dire qui est cet auteur, combien il s'était fortement inscrit dans la littérature, en dépit de tous les soubresauts de l'histoire qui rassemblent et qui partagent. Pour tout le reste, ils jugeront seuls. Dans chacune de ses œuvres, Feraoun a donné l'exemple d'un effort sincère et émouvant pour intérioriser le métier d'écrivain. Il témoignait déjà dans l'incipit du Fils de pauvre, bien à sa manière avec beaucoup de distance, d'une improbable entrée dans l'univers des lettres : « Menrad était ambitieux. Il se moquait de son ambition. Il comprenait, le malheureux, que s'il cherchait trop à planer comme un aigle, il ne ferait que patauger davantage comme un canard. » L'écrivain que portait en lui Feraoun était certes ambitieux. Se moquait-il de cette ambition ? Assurément, non ; il avait compris les vertus de la persévérance en attendant de pouvoir voler de ses propres ailes. Au-delà de ce qu'ont pu être ses convictions politiques et esthétiques, cet écrivain qui s'avançait consciencieusement dans la carrière littéraire et qui n'en excluait aucune des impasses, notamment cette incertaine machinerie de la langue, mérite notre respect. (1) Alger, Ed. Yamcom, 2007. (2) Lettres à ses amis, Paris, Seuil, 1969 pp. 151-152). (3) « Un livre d'outre-ombres », El Watan, Arts & Lettres, 29 mars 2007. (4) La littérature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et discours d'idées, Ottawa, Naâman, 1974, pp. 221-222. (5) « Littérature et apprentissage scolaire de l'écriture : influences réciproques » , Itinéraires et contacts de culture, vol. 4-5 : Littérature du Maghreb, Université Paris 13-L'Harmattan, 1984. (6) « Le véritable Anniversaire », El Watan, Arts & Lettres, 29 mars 2007. L'auteur est Docteur en linguistique. UMC, Constantine.