Des milliers de bouteilles de bière vides se retrouvent chaque jour dans la nature dans une indifférence générale qui frise la bienveillante complicité. Béjaïa. De notre bureau Elles jonchent le bas-côté des routes, les fossés, les bouches d'évacuation, les champs, les chaussées, et s'accumulent en certains endroits au point de les transformer en décharges publiques. En l'absence de filières de récupération et de recyclage du verre et en dehors du manque de volonté manifeste de la part des autorités publiques à obliger tout autant les brasseurs, les vendeurs que les consommateurs à prendre leurs responsabilités, ce sont les citoyens et les collectivités publiques qui paient, à l'heure actuelle, les pots cassés. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, certaines municipalités de la Haute Soummam chargent leurs services de voirie de collecter ces déchets, du moins, ceux qui encombrent les fossés des routes. D'autres essaient désespérément d'attirer l'attention des hautes autorités de l'Etat sur ce problème qui, par certains côtés liés au statut de l'alcool dans une société musulmane, prend des allures de tabou. Au cours de l'été dernier, les APC de Chellata, Akbou, Ighram et Tamokra ont cosigné un rapport envoyé au wali pour demander une solution à un problème qui les dépasse. A Akbou, d'après Ouali Medboua, premier adjoint au niveau de l'APC, une réunion avec les gérants des bars et des dépôts de la région a eu lieu, il n'y a pas très longtemps, dans le but de les sensibiliser au problème des déchets qu'occasionnent leurs commerces. Le phénomène est nouveau et deux choses semblent avoir sérieusement contribué à son apparition. L'autorisation par l'Etat de magasins de boissons alcoolisées à emporter, tout autant que l'arrivée sur le marché de la petite bouteille de verre dont l'ouverture facile a fait le succès phénoménal qu'on lui connaît. Le lancement de la petite bouteille de 25 cl non retournable a constitué un tournant. Les amateurs de malt et de houblon ne sont, de ce fait, plus obligés de s'attabler dans une taverne pour étancher leur soif. Les endroits retirés, les petits coins tranquilles au bord d'une route, d'une plage ou d'une forêt sont devenus des lieux de beuveries discrets. Les cadavres de bouteilles sont laissés sur place, transformant peu à peu des lieux de détente en décharges sauvages. A Béjaïa, certains sites touristiques, fort appréciés pour la beauté de leurs paysages ou des vestiges historiques qu'ils renferment, sont devenus au fil des ans des dépotoirs. Sonnette d'alarme Beaucoup d'amateurs de mousseuses bien fraîches picolent également au volant faisant mentir cet adage bien connu qui recommande de choisir entre boire et conduire. Pis encore, la plupart ne se gênent pas le moins du monde de balancer par dessus bord leurs vides. On ne compte plus les cas de citoyens qui ont été blessés ou d'automobilistes qui ont reçu une bouteille vide sur le capot ou le pare-brise. En l'absence d'associations écologiques ou citoyennes, aucune sonnette d'alarme n'a été tirée pour sensibiliser sur cette inquiétante dérive qui conjugue, dans une inconscience proche du coma éthylique, pollution et incivisme. Aujourd'hui, en Kabylie comme dans tout le nord du pays, les bas-côtés des routes, les fourrés et les fossés qui les bordent croulent sous un nombre incalculable de bouteilles et de tessons de verre. Au-delà de la preuve patente d'un alcoolisme routier aux proportions insoupçonnées, c'est une véritable catastrophe écologique qui ne semble concerner personne en particulier. A part, peut-être, les enfants qui ont trouvé là un nouveau jeu : aligner des bouteilles pour les briser avec des pierres comme dans un stand de tir. Quand, bien sûr, ils ne les fracassent pas sur le bitume, toujours par jeu ou par désœuvrement. Les propriétaires d'habitations ou de terrains qui jouxtent les routes se plaignent régulièrement d'être les premières victimes de cet incivisme manifeste. Leurs propriétés reçoivent chaque jour leur lot de bouteilles vides. Certains n'ont rien trouvé de mieux que de joncher eux-mêmes de tessons de bouteilles et de bris de verre, les aires de stationnement et les accotements qu'affectionnent les amateurs de bière pour s'épargner un voisinage aussi gênant que polluant. Par ailleurs, dans la nature, des millions d'insectes, attirés par le sucre que contient les fonds de bouteilles jetés, finissent piégés dedans. Argument dérisoire, bien sûr. S'inquiéter du sort de ces petites bestioles à l'heure où se joue celui des humains ressemble à une coquetterie d'excentrique, tant l'intérêt pour l'environnement semble être le dernier souci, aussi bien des autorités du pays que du simple citoyen. De tous les dépôts de boissons alcoolisées que nous avons approchés pour avoir une idée des proportions des stocks qui sont consommés chaque jour ou chaque semaine et qui, par conséquent, finissent dans la nature, aucun gérant n'a voulu communiquer ses chiffres. Motus et bouche cousue. Ces dix dernières années, la consommation de la bière s'est frénétiquement démocratisée en Algérie. Des brasseries ultramodernes s'y sont installées, alors que de grandes marques se battent pour mettre un pied dans un marché des plus prometteurs. De buveur d'eau impénitent, l'Algérien est devenu un grand amateur de ce breuvage dont l'une des toutes premières recettes trouvée à Babylone date de 4000 ans avant Jésus Christ. La moyenne de consommation annuelle nationale, d'après des chiffres récents, tourne autour de 5 litres. Au train où vont les choses, à chaque bière consommée en Algérie, c'est la nature et l'environnement qui trinquent. La solution serait, peut-être, que l'Etat applique enfin pour les professionnels de la bière ce bon vieux principe qu'il vient d'adopter pour l'activité minière : les pollueurs sont les payeurs.