Six kamikazes en moins d'une semaine ! « Ce n'est pas facile à oublier », lâche Issam Abdelmounir, un chauffeur de taxi d'une trentaine d'années. La peur se lit sur son visage défait. Casablanca (Maroc). De notre envoyé spécial Sans tarder, il craque : « On en a marre ! Qu'ils périssent loin de nous et qu'ils nous laissent en paix. » Le même sentiment est partagé par de nombreux gens rencontrés à Casablanca au lendemain des deux attentats suicide qui ont ciblé, le 14 avril, le consulat des Etats-Unis et un centre linguistique américain. Ahmed Fahemi, gérant du Café Son Mimoun, situé à deux pas du centre linguistique américain, garde bien en tête ce macabre souvenir. Après un moment d'hésitation, il délie sa langue et raconte : « Ils étaient deux. Ils marchaient à pied à 9h15. L'un d'eux s'est fait exploser au milieu de la rue, l'autre s'est approché du centre américain avant d'actionner sa charge sans tenter d'entrer à l'intérieur. C'était affreux. La chair et le sang couvraient toute la placette d'en face. » M. Fahemi est encore sous le choc. Comme Ahlem, serveur dans la même cafétéria, qui dit avoir peur de sortir la nuit. « Je n'allais pas ouvrir aujourd'hui (dimanche 15 avril, ndlr), car j'avais peur », avoue-t-il, ne comprenant pas pourquoi les deux frères, Mohamed (32 ans) et Omar Maha (23 ans) se sont fait exploser. « Je crois qu'ils ne voulaient pas tuer des gens. Le timing plaide pour ça. Ils savent bien qu'un samedi matin, il y a peu de gens dans la rue. En plus, la porte d'entrée du centre est surveillée par des agents non armés, donc ils pouvaient la forcer et entrer. Ils ne l'ont pas fait. Ils ont actionné leurs charges loin de là », relève-t-il. A la place de la Liberté, en face du centre linguistique, il y a peu de monde. « D'habitude, elle est bondée à cette heure-ci », souligne Khalid, un technico-commercial en agroalimentaire. Son ami Hichem, étudiant en Allemagne, en congé, ne voit aucun rapport entre ce qui s'est passé deux jours avant à Alger, où deux attentats à la voiture piégée ont ciblé le cœur de la capitale faisant 30 morts. Arrestations tous azimuts A ses yeux, ces gens là, comme ceux qui se sont fait exploser le mardi 10 avril à Hay Farah (la joie, en arabe), ne semblaient pas avoir un but précis, contrairement aux auteurs des attentats suicide du 16 mai 2003 qui ont fait plusieurs victimes. « Peut-être qu'ils l'ont fait pour éviter de tomber entre les mains de la police et subir des traitements insupportables, car ce sont des délinquants activement recherchés par les services de sécurité », estime-t-il. Depuis les attentats de samedi, la sécurité a été renforcée. Dans le moindre recoin de la ville, il y a des policiers ou des gendarmes. La traque des présumés kamikazes a été intensifiée. Les groupes d'intervention rapide (GIR) font des perquisitions dans des domiciles de suspects et interpellent des passants et fouillent systématiquement les voitures. Plusieurs individus ont été arrêtés. Selon les sources sécuritaires, il y a une quinzaine de personnes recherchées. Toutes soupçonnées d'avoir des liens avec les derniers attentats. Mais cela n'empêche pas la police de procéder à des arrestations tous azimuts, causant des désagréments à des citoyens qui n'ont rien à voir avec le terrorisme. D'ailleurs, plusieurs individus ont été libérés par la suite. Cet état d'alerte n'empêche pas les gens de continuer à vivre. Cela est perceptible à travers les boulevards, les restaurants, les centres de loisirs, les cafétérias et autres lieux publics qui sont pleins de monde. Pas loin du lieu du double attentat, à la placette Mohammed V, une stèle a été érigée suite à une décision du jeune roi Mohammed VI, héritier de Hassan II. Elle porte les noms des victimes des attentats kamikazes de mai 2003. La placette est bondée de monde : des familles partagent un repas sous le soleil, des couples amoureux sur des bancs savourant ce temps printanier, des vendeurs de thé et de cigarettes courent dans tous les sens à la recherche d'éventuels clients. La scène fait oublier les kamikazes. « Viva la vie ! » Apostrophé, un jeune couple lâche : « Viva la vie. Nous n'abdiquons pas et nous refusons de nous montrer effrayés par ces égarés. » « D'apparence, ces gens baignent dans la quiétude. Mais au fond, ils ont une peur cachée », dit Saïd Adli, un vendeur de thé. « Les gens ont peur d'autres kamikazes. Ils sont traumatisés », ajoute-t-il, l'air triste. A côté de lui, Ahmed Ben Haïmoud, ingénieur en électrotechnique qui travaille pour une société allemande, regrette que de tels actes terroristes arrivent à Casablanca. « La violence n'a jamais été une force de changement. Je suis indigné, comme je condamne ce qui s'est passé en Algérie », lâche-t-il. M. Haïmoud ne doute pas qu'il s'agit d'une œuvre sombre de groupes terroristes qui exploitent la misère des jeunes Marocains pour les endoctriner et les préparer à des actes suicidaires. Il nous livre sa propre analyse : « Deux facteurs sont à relever : les conditions socioéconomiques catastrophiques de ces jeunes et l'existence de cellules terroristes qui ont un lien avec Al Qaïda qui recrutent parmi ces jeunes miséreux. » Beaucoup de Casablancais voit ce qui leur arrive d'un angle purement économique. C'est le cas de Abderrahim Kehlane qui dit être convaincu qu'ils voulaient lancer « un message » au gouvernement ; un message de désespoir. « Qu'ils meurent, ça sera une agonie rapide, qu'ils vivent ce sera une agonie lente. Les gens ont presque pitié de ces gens », soutient-il. Une telle thèse a été défendue par certains journaux et journalistes marocains qui ont mis en exergue, dans leurs éditions d'hier, le fait que tous les kamikazes sont issus de quartiers démunis, voire de bidonvilles invivables et infréquentables. « Ces attentats suicide sont des actes de désespoir de ces jeunes sans perspective. Vous n'avez qu'à faire le tour dans la banlieue de Casablanca pour constater dans quelles conditions ils vivaient. Je ne les défends pas, car leurs actes criminels n'y changeront absolument rien », nous déclare un journaliste. Revenant sur les attentats suicide du 10 avril, Le Journal, un hebdomadaire d'expression française, souligne que les kamikazes étaient des jeunes Marocains issus d'une société qui souffre de disparités économiques et sociales abyssales et d'une injustice quasi structurelle. « Nous sommes, écrit-on, désormais face à des jeunes égarés qui, à force de vivre sous le seuil de la pauvreté et en l'absence de la moindre perspective d'avenir, ont fini par perdre leur humanité ». Le Journal les considère comme « les jihadistes du désespoir ». Ces favélas de la mort Thèse qui est entièrement partagée par les autorités marocaines. Celles-ci ont d'ailleurs alloué, en 2003, près de 40 millions d'euros pour éradiquer tous les bidonvilles qui encerclent Casablanca. « Rien n'a été fait », fait remarquer un journaliste marocain. Il y a en tout 5000 baraques censées disparaître. Quatre ans plus tard, elles sont toujours là. Aussi bien au bidonville Sekouila qu'au douar Thomas et Lahraouiyine, qui infestent la commune de Sidi Moumen, la situation est toujours invivable. L'air y est irrespirable. « On leur a tourné le dos et maintenant on les accuse d'être des terroristes », commente un journaliste chroniqueur dans un hebdomadaire marocain. Parce que tous les kamikazes du 16 mai 2003, du 11 mars, du 10 et du 15 avril sont issus de ces quartiers. « La plupart des habitants sont venus des zones rurales dans l'espoir de trouver un travail pour vivre. N'ayant pas les moyens, ils se sont installés dans la périphérie dans des baraques », nous explique Djillali, un ouvrier dans une entreprise privée, résidant à Sidi Moumen. Ces favélas de « la mort », comme on les qualifie à Casa, se sont créées illégalement. Assemblages de planches et de cartons trouvés dans les rues, les baraques de fortune y sont disposées non en ruelles mais en blocs anonymes, formant des quartiers qui n'ont pour ainsi dire pas d'identité publique. Leurs habitants ne survivent qu'au moyen du trafic et du larcin – économie informelle de la débrouille. Situés à moins d'une demi-heure du centre-ville de Casablanca, ces ghettos miséreux n'ont ni eau courante, ni égouts, ni électricité, et les eaux usées, pestilentielles, nauséabondes, stagnent dans les ruelles en terre, pourrissent sous la chaleur et attirent des nuées de moustiques, vecteurs de toutes sortes de maladies. Les habitants des quartiers résidentiels les surnomment « Tchétchénie », terme qui en dit long sur leur état de désintégration urbaine, sociale et culturelle. Ces zones déterritorialisées sont devenues des viviers de « takfiristes ». L'azote et l'ammonium Au milieu d'une montagne d'ordures au Douar Sekouila, fief de l'idéologue islamiste Hassan Kettani, en prison depuis 2003, nous avons rencontré Noureddine Chami qui occupe avec ses trois enfants et sa femme, Naïma, une petite baraque faite de cartons et de plaques de zinc. « Vous voyez dans quelles conditions nous vivons ! Les autorités nous ont promis d'être recasés il y a quatre ans, mais rien n'a été fait », fulmine-t-il, exhibant une ordonnance de médicaments qu'il n'a pas pu s'acheter. « Je gagne à peu près une moyenne de 15 dirhams par jour en vendant des cigarettes et je souffre du diabète depuis quelques années. Mon fils a quitté l'école parce qu'il n'avait pas de vêtements à mettre », souligne-t-il. Malgré son dénuement, Noureddine dénonce et condamne les attentats suicide : « Ces gens-là, ce sont des jeunes drogués qui n'ont rien à voir avec l'Islam. Je parie qu'ils ne connaissent pas un seul verset coranique. » Radji Abdelmadjid, qui vit dans une cité à un pas d'un bidonville, qui s'étend sur 2 km2, abonde dans le même sens. « C'est dans ces bidonvilles que se côtoient les délinquants », dit-il, dénonçant ainsi l'absence des autorités dans ces lieux. « J'ai été agressé à plusieurs reprises. Sans résultats », dénote-t-il. Après les derniers attentats, les services de sécurité ont passé au peigne fin ce bidonville et bien d'autres, découvrant ainsi des caches utilisées pour fabriquer des explosifs. « Pour les fabriquer, c'est facile. Ils utilisent de l'azote et de l'ammonium », nous fait savoir M. Kehlane.