J'ai 59 ans et de ma vie je n'ai vu pareilles pluies », soupire cette dame en chelhi, le berbère marocain. Elle partage avec nous et trois autres passagers un taxi qui devait nous emmener de Nador à Al Hoceïma, soit les deux principales métropoles du Rif, au nord du Maroc. Nador et Al Hoceïma (Maroc) : De notre envoyé spécial La dame faisait référence aux violentes intempéries qui inondent le Maroc depuis le 23 octobre et qui ont fait, selon un bilan provisoire, au moins 20 morts, dont 11 dans la seule province de Nador, ville située au nord-est du royaume chérifien sur les côtes méditerranéennes, à une centaine de kilomètres des frontières algériennes. Le chauffeur de taxi, au volant d'une Mercedes 240 D ancien modèle, affirme lui aussi n'avoir jamais vu de telles averses. « La dernière fois où j'ai vu des pluies aussi violentes, c'était en 1971 », dit-il. Un autre chauffeur de taxi nous disait à Nador que cela faisait au moins un demi-siècle qu'un tel déluge ne s'était pas abattu sur le royaume. Nous nous sommes rendus à Nador en provenance d'Oujda pour visiter le fameux Rif altier, cette région montagneuse et fière célébrée avec panache par nombre d'écrivains marocains, de Mohamed Choukri à Driss Chraïbi, et qui a la crâneuse réputation d'être la région insoumise par excellence du royaume. Elle s'étend géographiquement de Tanger à la pointe du Nord, dans le détroit de Gibraltar, jusqu'à Berkane, voire quasiment la petite localité balnéaire de Saïdia, mitoyenne, de Marset Ben M'hidi, l'algérienne (ex-Porsey). Les villes du Rif sont entièrement enclavées, enserrées qu'elles sont entre mer et montagne, un peu comme notre corniche jijélienne. Les routes qui mènent vers Nador et Al Hoceïma doivent, en effet, frayer à travers le massif montagneux, et il n'est pas d'autre moyen d'accéder à ces villes maritimes qui ont le nez dans la mer et les pieds dans la montagne. Souvenir du Rif insurgé Sans doute, la cinquantaine de conducteurs de véhicules qui devaient prendre la route ce dimanche 26 octobre pour se rendre à Al Hoceïma ne sont-ils pas près d'oublier la cauchemardesque mésaventure de cette journée diluvienne. Un calvaire qui résume, à lui seul, à la fois l'ampleur de cette catastrophe naturelle dont le Maroc a été frappé de plein fouet, mais aussi l'isolement et la précarité d'une région longtemps en proie au sous-développement et à l'exclusion, comme le résume Ali, un habitant de Nador, qui nous lance : « Vous savez, notre sort est semblable à celui des vôtres, en Kabylie. Nous avons connu beaucoup de hogra et de persécutions. » Allusion au printemps berbère et à la répression qui l'avait suivi. Car le Rif aussi a eu ses jacqueries et ses révoltes populaires, notamment sous le règne de Hassan II. Les premières guerres du Rif remontent à 1923, quand l'émir Abdelkrim El Khettabi, l'émir Abdelkader du Rif, avait conduit une révolte contre l'occupant espagnol. Il avait mis en déroute les troupes espagnoles, et il fallut l'intervention de l'armée française conduite par le maréchal Pétain pour repousser les tribus berbères insurgées. C'était en 1926. Une autre révolte éclata à la fin des années 1950, cette fois contre le Makhzen. Le prince Hassan II, alors chef des Forces armées royales (FAR) mobilisa 8000 hommes pour venir à bout de l'insurrection rifaine. Son fils a tout de suite rompu avec cette politique d'exclusion, multipliant les visites et les gestes de bonne volonté à l'endroit des Rifains, avec, à la clé, un véritable « plan Marshall » pour sortir la région de la misère. Une région qui n'a que la culture du cannabis et la contrebande avec les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla pour ressources. « Le roi est bon. Il est venu plusieurs fois dans le Rif », dit Youcef, un jeune de 20 ans, originaire de Targuist. La dernière visite remonte au 19 juillet 2008 où Sa Majesté avait inauguré une place qui porte son nom et qui domine la ville d'Al Hoceïma. Cauchemar diluvien 10h25. Nous prenons donc ce taxi bleu à destination d'Al Hoceïma, située à quelque 140 km vers l'ouest en longeant la côté méditerranéenne. Les averses fouettaient avec violence le pare-brise et la tôle de la voiture. Il convient de noter que la ville de Nador et ses environs étaient en proie à la furie des eaux depuis plusieurs jours déjà. La veille, des crues avaient envahi la localité de Selouane, située à 35 km à l'est de Nador, et de grosses flaques formées sur la chaussée rendaient le trafic périlleux. La petite localité de Beni Ansar, qui donne sur l'enclave espagnole de Melilla était, elle aussi, colonisée par les flots. Un cloaque bourbeux s'était constitué aux abords du poste frontalier de Melilla. Bientôt, il sera difficile aux essuie-glaces de faire face aux trombes qui flagellaient le vieux tacot. Astucieux, le chauffeur de taxi saisit un petit sachet de shampooing Pantène et enduisit la face interne du pare-brise. L'effet est immédiat : on y voit plus clair. Mais cela n'apaise en rien la colère du ciel et l'acharnement des nuages. Les ondées furieuses continuent à s'abattre sur nous à tout rompre, et nous eûmes la nette impression qu'une main invisible plongeait un seau géant dans la mer et nous jetait des millions de mètres cubes sur la tête. Le taxi poursuit cahin-caha sa progression mais plus pour longtemps : au bout d'une cinquantaine de kilomètres, les premiers gros obstacles apparaissent, des éboulements terrifiants provoqués par les violentes poussées des eaux. Le taxi devait ainsi slalomer entre des blocs de pierre de différents calibres sous les prières berbères de la dame qui nous accompagnait. Le moindre virage était âprement négocié. Un voile de brume couvre l'horizon, et de la corniche que l'on devine splendide ne subsiste qu'un abîme où se précipitent des tonnes de vase et autres coulées boueuses giclant férocement des brèches montagneuses en faisant sauter leurs digues. 11h50. Après avoir franchi à grand-peine quelque 70 km, la voiture s'immobilise devant une barrière de tourbe et de pierres qui semble plus coriace que les écueils précédents. Une grande mare de vase s'est formée au lieudit Chaâbi, piégeant au passage deux véhicules de marque Mercedes. Le véhicule le plus avancé était enfoncé dans l'argile jusqu'aux vitres. Un oued en crue, formé instantanément par les flots projetés violemment d'un talus, coupait la route en deux. Une épaisse couche de terre rendra très vite la route impraticable. Quelques voitures qui nous devançaient s'arrêteront net, découragées par le spectacle des deux Mercedes emprisonnées dans ce ciment de boue. « LA MER DEVANT VOUS, LA MONTAGNE DERRIÈRE VOUS » Le cortège ira s'allongeant à mesure que d'autres voitures arrivaient. Même scénario à l'autre bord avec les voitures provenant d'Al Hoceïma et devant se rendre à Nador. Comme toutes les routes fortement enclavées, le tronçon Nador-Hoceïma n'offre que deux possibilités : aller de l'avant ou rebrousser chemin. Or, les éboulis laissés derrière nous avaient achevé d'obstruer la chaussée. Youcef ne perd pas son humour. Paraphrasant le célèbre Tarik Ibn Ziyad, il lance : « La mer est devant vous, la montagne est derrière vous. Et on ne peut même pas partir en harraga. » La dame implore la miséricorde d'Allah de plus belle : « Ya Rabi aâti âla qad enfaâ » (Seigneur, donnez à l'aune du besoin), susurre-t-elle. « Habituellement, il commence à pleuvoir en novembre. L'hiver dure juste décembre et janvier. Il pleut généralement assez peu », dit Youcef. Un chasse-neige pour tout secours Le cortège s'allonge et le temps aussi. Une heure, trois heures, six heures, dix heures d'attente et toujours pas de secours. Seul un engin de travaux publics s'évertue à dégager la voie mais tous ses efforts seront vains. « C'est un bull qu'il faut. Ils se moquent de nous ou quoi ! » maugrée le chauffeur de taxi. Et pour cause ! l'engin mobilisé est un…chasse-neige. Oui. Noé est juché sur un chasse-neige ! Les automobilistes incarcérés dans leur véhicule commencent à pester contre le « makhzen », la « houkouma ». Il y avait des éléments de la Gendarmerie royale qui suivaient l'opération de sauvetage mais ils finiront vite par s'éclipser, livrant des dizaines de citoyens à leur sort. Un car devant se rendre à Tanger, avec, à son bord des femmes et des enfants, se joint au cortège. Des camions de livraison arrivent, d'autres taxis encore, chargés de six passagers, quatre derrière, et deux à la place du mort, comme c'est la « tradition » au Maroc. Tout ce beau monde-là devra prendre son mal en patience dans l'attente des secours qui ne viendront pas, pas même la Protection civile. « Que fait le ministère des Travaux publics ? », rage un homme d'un certain âge. Un autre crie son désarroi dans son portable en fulminant : « J'ai faim, je suis fatigué et je n'ai même pas de haschisch à fumer ! » Le ciel est bas, Dieu est haut, et l'horizon est sombre. La mer n'est visible que par intermittences arborant une couleur ocre, celle des eaux terreuses qui ne cessent de s'y déverser. Bientôt, la nuit va tomber. Le soleil se couchant à 17h30. Il est 16h et toujours pas de secours. Le conducteur du chasse-neige a fait de son mieux et a dû baisser les bras. « Il veut du bakchich », lâche Youcef, mettant en doute la bonne foi du conducteur de l'unique engin disponible en ce jour de repos dominical. Le temps se fait long, Les plus jeunes s'ennuient à mourir. Ils se trouvent emprisonnés dans leur « arche motorisée », la pluie ne laissant pas le moindre répit aux « otages météorologiques » que nous étions devenus. Les plus impatients recevront de cinglantes giboulées sur la tête et devront porter leurs habits trempés jusqu'à l'arrivée de quelque Nouh en uniforme. De Tanger à Oujda, le déluge Pour tromper l'ennui, on écoute la radio. Les flashs d'information et autres bulletins météo se succèdent sur Médi1. La station méditerranéenne égrène les mauvaises nouvelles et annonce un dernier bilan faisant état de 19 morts : 11 dans la province de Nador, 4 à Oujda, et 4 à Tanger. « Au village de Driouèche, près de Nador, des maisons entières ont été rayées de la carte par les crues », témoigne Youcef. Un train reliant Casablanca à Oujda a déraillé, sans faire de victimes, Dieu soit loué ! D'ailleurs, nous nous trouvions à Oujda quand les intempéries ont commencé. Le vendredi 17 octobre, nous avions mis deux heures pour rejoindre notre hôtel, sis boulevard Mohammed V. Des rues entières étaient submergées, des trottoirs ensevelis. Dans des quartiers résidentiels, on pouvait voir des pères de famille avec leurs femmes et leurs enfants évacuer par seaux les eaux qui avaient inondé leurs villas. Ne parlons pas des quartiers populaires. Une pauvre femme est morte avec son enfant. Tout L'Oriental a été touché mais aussi des parties du Moyen et du Haut Atlas. A Tanger, plusieurs quartiers ont été submergés par les crues de l'oued M'ghougha. « En l'espace de cinq heures, le volume global de pluie a dépassé 10 millions de mètres cubes », rapporte le quotidien Aujourd'hui Le Maroc. Citant le wali de la région Tanger-Tétouan, Mohamed Hassad, le journal ajoute que « 176 mm de précipitations sont tombées sur Tanger, soit 40% de la moyenne de celles enregistrées annuellement et qui atteignent d'habitude entre 400 et 500 mm ». Le wali qui a organisé une conférence de presse spéciale inondations, indiquera, toujours selon Aujourd'hui Le Maroc, que pas moins de 5000 interventions ont été effectuées par la Protection civile auprès de la population tangéroise sinistrée. De son côté, L'Economiste parle de 200 entreprises détruites dans la zone industrielle de Tanger et de 50 000 ouvriers qui se retrouvent au chômage. Il faut croire que les autorités locales, à Nador, aussi bien qu'à Al Hoceïma, ne disposaient pas des mêmes moyens, ni de la même attention qu'une métropole comme Tanger. Il est vrai que les dégâts étaient difficiles à juguler et la furie des eaux à endiguer. Cela n'explique pas, selon les passagers qui étaient du voyage, une telle lenteur dans l'acheminement des secours. A un moment donné, un automobiliste panique : « Je crois que je sens quelque chose. Je sens la terre trembler », dit-il, apeuré. « Il est encore marqué par le séisme d'Al Hoceima de 2004 », commente Youcef. En effet, le 24 février 2004, un violent séisme avait frappé la région, faisant des centaines de morts. La crainte était que la route s'affaisse sous l'effet des assauts répétés des eaux de pluie qui continuait de tomber sans trêve en des quantités inimaginables. Médi1 annonce à un moment donné, comme pour donner du crédit à ces appréhensions, que le pont reliant la ville de Taza à Al Hoceïma venait de s'effondrer. C'est le troisième pont de la région à céder. La longue nuit des « otages météorologiques » 18h. La nuit est tombée, le noir rejoint la brume pour fermer le ciel et l'espoir à la face de la file d'automobilistes totalement livrés à eux-mêmes. Les appels des uns et des autres n'auront pas porté leurs fruits. Le réseau est brouillé par moments. Le chasse-neige est toujours là, et les deux Mercedes toujours plantées au milieu des sédiments de schiste et d'argile. U `n chauffeur de taxi téméraire tente de briser les chaînes de la fatalité. Il se lance au milieu de la mare vaseuse mais il s'arrête net devant l'oued en crue qui obstrue la route. Affolée, la dame qui partage notre véhicule, recevant un coup de fil inquiet de sa mère, éclate en sanglots en lui disant sa peine et sa peur de mourir emportée par le déluge. La nuit s'installe définitivement dans la route et dans les esprits. La communauté du cauchemar se résigne. Il n'y a même plus de lumière pour lire ou écrire. On se recroville sur soi-même et l'on essaie de trouver le sommeil. Impossible. Au bonheur des sinistrés de la route, une baraque insulaire propose du thé et des biscuits non loin de là. Pas de soupe chaude mais c'est déjà ça. On s'enfonce ainsi petit à petit dans la nuit profonde jusqu'à ce que le corps cède sous les affres de l'épuisement. L'attente, insoutenable, est momentanément suspendue le temps d'un petit somme. Cela n'ira pas au-delà de 2h, 3h du matin. Le froid, l'inconfort et le stress nous empêchent de dormir. 6h20. Le jour se lève. La lumière réapparaît et avec elle l'espoir. Le chasse-neige se remet assidûment au travail. Il finit même par dégager les deux véhicules incarcérés par la fange et, à force de persévérance, il vient à bout de l'oued à présent presque asséché. Vingt-quatre heures de séquestration pluviale 8h. C'est la délivrance. Le convoi s'ébranle avec une joie de libération d'otages. Pas pour longtemps. Au bout d'une vingtaine de kilomètres, le cauchemar recommence : un talus éventré laisse déverser ses éboulis de pierre et de vase. Encore deux heures d'attente interminables au pied d'une montagne d'argile laquelle, si elle venait à fondre, pourrait remplir la Méditerranée entière. Le chasse-neige revient nous délivrer. Deux officiers de la Gendarmerie royale supervisent l'opération. Ils font même distribuer des bouteilles de yaourt aux sinistrés que nous étions. Piètre consolation ! L'engin parvient une fois de plus à libérer la route, mais seulement pour un kilomètre, car voilà un autre point noir causé par la nature. Et encore un autre, d'autres laves bourbeuses crachées par la montagne en furie. 11h. Nous venons d'enjamber le dernier point noir. Nous aurons ainsi passé 24 heures entières, otages de la montagne et des flots. Les 40 km qui nous séparent d'Al Hoceïma seront 40 km de suspense. Les derniers sont pavés eux aussi de grosses embûches, entre routes défoncées, chaussée affaissée, vergers inondés, maisons emportées, pierraille affûtée recouvrant le bitume. Ce sont les images d'un autre Maroc. Ce n'est pas le Maroc des riadhs somptueux de Marrakech et des ambiances festives d'Essaouira. C'est le Maroc réel, celui où la pluie révèle la misère et la précarité des plus démunis, les oubliés des cartes postales. 12h10. Enfin Al Hoceïma. On y rentre en aspirant à pleins poumons une grosse bouffée de soulagement. Maintenant, il nous reste à pousser jusqu'à Tanger, sur 300 km de route incertaine, avant d'aller à Casa pour regagner Alger. Dire que l'Algérie est à peine à un jet de…pluie d'ici…