De notre envoyé spécial à Casablanca Chafaa Bouaiche La ville de Casablanca, capitale économique du Maroc, composée de 36 communes urbaines, est aujourd'hui plus que jamais déchirée par ses contradictions antagoniques. D'un côté, des quartiers populaires où se côtoient misère, pauvreté, promiscuité, débauche, vols, crimes et autres fléaux, et de l'autre côté, des quartiers riches qui poussent comme des champignons à l'ombre d'un règne d'une monarchie autoritaire. En effet, durant le règne du roi Hassan II, les hommes composant le makhzen, ayant des rapports d'allégeance avec le pouvoir central, avaient amassé de grosses fortunes et érigé des empires économiques. Le secret de la «réussite» : aller sur le moteur de recherche Google et taper : «bakchich». Cette pratique est devenue banale, voire admise par la société marocaine. Si d'aucuns se sont enrichis et se comportent en véritables barons, des millions d'habitants de Casablanca vivent dans des quartiers dépourvus d'équipements de base. Pas d'école, pas d'assainissement, pas de centres de soins et pas d'équipements sportifs et culturels. Par contre, dans certains quartiers huppés, les autorités ont procédé à la démolition des écoles publiques. La raison ? Les enfants des riches, trop exigeants, ne fréquentent aujourd'hui que les écoles privées. Les Marocains qualifient l'existence à Casablanca de deux types de quartiers : les pauvres et les riches. «Casablanca a tout le temps été une ville mixte où l'on peut trouver un quartier pauvre à proximité d'un quartier riche», expliquent-ils mais sans perdre espoir de voir se réduire les inégalités sociales avec la nouvelle stratégie de développement prônée par le jeune roi, Mohamed VI. A nottre arrivée dans la soirée à l'aéroport de Casablanca, un chauffeur de taxi nous attendait à l'intérieur du nouveau terminal. Une fois dans le taxi, le chauffeur s'est mis à nous raconter sa dispute avec le gardien du parking de l'aéroport. «Il m'a demandé de déplacer mon véhicule sous prétexte qu'il est garé non loin de la voiture d'un général de l'armée royale. Le gardien ne sait pas que nous ne sommes plus au temps du roi Hassan II. Aujourd'hui, nous sommes en démocratie, tous les Marocains sont égaux en droits.» C'est ainsi que voulait nous convaincre ce jeune qui travaille pour une société privée «appartenant à un membre de la famille royale», nous-a-t-il confié. Nous avons tout de suite compris que la récitation du chauffeur est destinée à tous les visiteurs étrangers. Quelques minutes plus tard, le chauffeur de taxi s'est arrêté pour s'acquitter des frais du péage autoroutier. Le royaume qui était une démocratie s'est vite transformé en un royaume qui, finalement, rackette les gens. «Ce n'est pas normal ! A chaque passage, on est contraint de payer 5 dirhams. Vous vous rendez-compte combien ça nous coûte une journée de travail», se plaignait le conducteur. L'hygiène, l'eau, l'électricité et le transport sous-traités A croire que la ville de Casablanca est une province européenne. Dans cette ville, les autorités ont confié presque tous les services à des entreprises étrangères. «On fait appel à des sociétés étrangères pour gérer les affaires de la collectivité, comme si les Marocains étaient incapables de le faire», regrette un cadre marocain. La propreté de la ville est confiée, depuis 2004, à trois entreprises espagnoles qui, bien entendu, accomplissent leur mission plus au moins correctement. En effet, les trottoirs, les quartiers, les boulevards et les ruelles de la ville sont propres. En tous les cas, Casa est plus propre que la ville d'Alger. Si les Espagnols occupent des postes clés dans ces entreprises, les Marocains, quant à eux, assurent la tâche d'éboueurs. Ces jeunes Casablancais s'affairent quotidiennement à ramasser les ordures, balayer les trottoirs et nettoyer les boulevards et les ruelles de la ville. Un jeune ingénieur marocain nous confie qu'avant l'arrivée des entreprises espagnoles, «la ville était sale». «Les visiteurs étaient accueillis par de sacs de poubelle éventrés et des déchets jonchant tous les espaces de la cité», ajoute notre interlocuteur avant d'affirmer qu'«à une certaine époque, les éboueurs ne servaient que celui qui donne le bakchich». Par ailleurs, tout comme à Alger, c'est une société française qui gère l'eau mais également l'électricité de la ville de Casablanca. Le service est assuré par la Lyonnaise des eaux. «C'est vraiment malheureux de voir notre pays confier la gestion de son eau, donc de sa vie, à un pays qui nous a colonisés !» nous déclare un journaliste marocain. «A Casablanca, même ces autobus que vous voyez sont gérés par une société française», conclut le journaliste. Par ailleurs, à Casablanca, on ne risque pas de voir un véhicule garé sur un trottoir et pas la trace de gardiens de parking armés de gourdins. En effet, Page Maroc, une société espagnole, gère les espaces colorés en bleu réservés au stationnement. «On paye 2 DH/l'heure. Mais si vous ne payez pas, l'entreprise vous inflige une amende de 30 DH», nous explique un chauffeur de taxi. Une ville, deux visages Dans la journée, Casablanca n'arrive pas à cacher tous ces malheurs qui guettent sa population. La pauvreté se lit sur les visages tristes de ses habitants. Il suffit de faire un tour dans n'importe quel quartier de la ville pour se rendre compte que la pauvreté a atteint des proportions alarmantes. Le nombre de mendiants est plus qu'impressionnant. C'est essentiellement l'une des pratiques les plus répandues à Casa. A chaque coin de rue, nous rencontrons des enfants, des vieilles, des jeunes filles, des femmes, des pères de famille qui tendent la main pour demander quelques pièces. Le phénomène de la mendicité est devenu banal. Le visiteur peut tout de suite établir la différence entre un mendiant de Casa et un autre mendiant d'un autre pays. A Casa, les mendiants insistent auprès des passants pour obtenir quelques dirhams, c'est à la limite du harcèlement. Mohamed, ingénieur en télécommunications, ne lie pas ce phénomène à la misère et la pauvreté. Selon lui, «la mendicité est devenue un métier qu'exercent beaucoup de familles» et d'ajouter qu'officiellement le nombre de mendiants à Casablanca est estimé à quelque 30 000 personnes. Notre interlocuteur, pour appuyer ses propos, nous a raconté cette anecdote : «Il y a seulement quelques mois, les policiers ont intercepté un mendiant avec 12 millions de centimes dans ses poches. Il possédait 30 millions de centimes dans son compte bancaire.» Cela n'explique pas tout. La misère est une réalité que nul ne peut ignorer. Il suffit de sortir la nuit pour voir le nombre impressionnant de prostituées qui font le trottoir. A la tombée de la nuit, la ville de Casablanca se métamorphose. En dehors de quelques bars ouverts jusqu'à une heure tardive, on ne rencontre dans la ville que les SDF et autres sans-abri. C'est cette frange importante de la population qui peuple les trottoirs larges de la cité. Ces trottoirs qu'occupent également de nombreuses prostituées dans l'attente d'un client généreux. Dans cette ville, la prostitution est un métier presque admis. «Aujourd'hui, il y a des pères de famille qui envoient leurs filles pour se prostituer», nous a raconté un jeune que nous avons interrogé sur l'ampleur du fléau. Les artères sont envahies par des prostitués, hommes et femmes. Ici, des jeunes filles, errant dans les rues, vendent leur chair pour une bouchée de pain. «Les plus “chanceuses” parmi elles réussissent à attirer des clients, mais d'autres sont à la merci de toutes les agressions lors de leurs sorties nocturnes», ajoute ce jeune Marocain. Une simple virée à la Corniche de Casablanca, une région connue pour son ambiance chaleureuse et musicale, son animation et ses restaurants prisés, vous renseigne sur l'ampleur de la prostitution. Les prostituées sont visibles même de loin comme les étoiles dans le ciel. Ces quartiers qui ont émergé à l'ombre du système Nous nous sommes rendus au boulevard Anfa, ancienne appellation de Casablanca. Ce quartier a subi un remodelage profond et des travaux d'aménagement. Anfa est aujourd'hui la zone la plus chère de Casablanca. Louer un appartement dans ce quartier chic coûte pas moins de 15 000 DH /mois. D'ailleurs, c'est ce boulevard qu'a choisi Saad Kadafi, fils du dirigeant libyen, pour bâtir deux buildings : un hôtel et un centre commercial. Un tour à Maarif, un quartier jouxtant les boulevards riches d'El Massira et Zerktouni. Portant le nom d'une fraction de la tribu berbère des Maarroufis, Maarif est connu de tous les Casablancais. Il demeure aujourd'hui le lieu de plus fréquenté par la jeunesse de Casa. Ce quartier commerçant est rendu célèbre grâce notamment aux tours jumelles appelés Twin Center et les grands magasins de grandes marques européennes. C'est, en effet, un lieu qui offre à toutes les classes moyennes de s'approvisionner en marchandises de toutes marques. Le quartier n'est pas peuplé de gens issus de la haute société, mais juste de cadres moyens. Ici, pas de trace d'une école publique. «Ces écoles ne sont plus fréquentées puisque les gens envoient leurs enfants dans des écoles privées, de plus en plus nombreuses. C'est ce qui a contraint les autorités à démolir les établissements publics», nous explique Mohamed, architecte exerçant à Maarif. Pour acquérir un terrain au niveau de ce quartier, il faut consacrer un budget exorbitant. «Vu la cherté des terrains, l'Etat a décidé, via les banques, d'accorder des crédits sans intérêt à rembourser sur 25 ans», souligne notre interlocuteur. La Normandie, quartier chic de Casablanca, abrite des dizaines de centres qui pratiquent la chirurgie esthétique. «C'est un commerce juteux», indique Ali, enfant du quartier, qui explique le «phénomène» par le bouleversement conceptuel et le grand libertinage chez les Marocains. «Même la virginité n'a plus de sens chez nous», ajoute-t-il. A la rue El Massira, nom en référence à la marche verte organisée, en 1975, par le roi Hassan II pour annexer la ville de Laayoun, les gens vivent à «l'européenne». Les femmes sont émancipées ; elles s'habillent à «la française». «La rue El Massira est une zone européanisée. D'ailleurs, toutes les franchises internationales sont basées ici», nous explique un résident du quartier. Pour vanter l'ouverture audiovisuelle au Maroc, notre interlocuteur souligne que la rue El Massira abrite des radios privées. Le boulevard Moulay Youcef abrite le consulat des Etats-Unis à Casablanca. Dans ce lieu, le visiteur est attiré par une grande gerbe de fleurs déposée à l'entrée du bâtiment américain, lieu du dernier attentat terroriste à Casablanca. Depuis la réouverture du siège de la représentation diplomatique américaine, une grande partie du boulevard est fermée à la circulation. Le bâtiment américain s'est transformé en un véritable bunker. Le boulevard Panoramique est un quartier où résident les grosses légumes, les riches, les hommes d'affaires. De belles villas construites par les proches de la famille royale et le mekhzen. «Alors que des Marocains crèvent de faim, les gens du régime ont amassé des sommes colossales pour ériger de luxueuses villas. Ce quartier est habité par les barons et autres notabilités qui font la pluie et le beau temps. Ce sont eux qui détiennent le monopole des affaires et du business aujourd'hui chez nous», nous confie un journaliste qui nous a accompagnés. Sidi Maarouf et son Techno Park Le lieu qui était un véritable désert durant le règne du roi Hassan II s'est transformé en un centre d'affaires de Casa. C'est dans ce quartier que plusieurs entreprises étrangères ont installé leur siège : DHL, Nokia, Meditel… Il y a une grande concentration de capitaux. Un Techno Park, société d'un capital étatique, est érigé dans ce lieu. Techno Park est ouvert à tous les porteurs de projets dans les nouvelles technologies d'informations (TIC). On met à leur disposition des bureaux à raison de 1 200 DH par mois. Les entreprises étrangères ont absorbé considérablement le chômage. La société Dell a créé plus de 4 000 emplois. Elle supervise le service clientèle de toute l'Europe. Tout comme Sidi Maarouf, le quartier Palmier en construction abritera un grand groupe d'établissements scolaires privés de la maternelle au lycée. Il était une fois la récolte de Derb Sultane Nous avons quitté ces quartiers riches qu'habitent de nombreux arrivistes et autres barons du système. Nous nous sommes rendus dans le quartier le plus populaire de Casa. A Derb Sultane habitent des milliers de familles pauvres. C'est le quartier le plus dense de Casa. Dans cette zone n'ont droit de cité que la pauvreté, la misère et la délinquance. Les populations de Derb Sultane sont marginalisées et exclues par les autorités. Le taux de chômage est alarmant. En dépit des promesses faites par les autorités d'améliorer les conditions de vie des habitants, la situation demeure statique. Les autorités ne semblent pas retenir la leçon de l'histoire. En effet, c'est dans cette zone que se sont déroulées les émeutes urbaines de 1981. Les habitants se sont révoltés suite à l'appel de la grève générale lancé par le parti d'opposition, l'USFP. Les autorités avaient réprimé dans le sang la manifestation. Aujourd'hui, l'USFP participe à la gestion des affaires publiques, mais rien n'a changé à Derb Sultane.