Sur les traces du mouvement ouvrier et du combat pour la dignité et l'indépendance. Deux livres majeurs. Rencontre avec l'auteur. Les éditions Barzakh peuvent se targuer d'avoir réussi un beau pari éditorial avec la publication du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, un très important manuel diffusé en France en 2006 (Editions de l'Ateliers/Les Editions Ouvrières), sous le titre Algérie, Engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à l'indépendance 1830-1962. Cet ouvrage imposant compte près de 500 fiches sur la vie et le combat de militants du mouvement social algérien qui ont occupé les devants de la scène syndicale, associative et, souvent en même temps, politique. Initialement, le projet de ce dictionnaire était plus ambitieux puisque l'on escomptait confectionner 2000 notices, voire 2500 selon les déclarations de René Gallissot lors de la conférence qu'il a animée le 17 avril à la Bibliothèque nationale. L'ouvrage, résultat de dizaines d'années de labeur, est le fruit du travail d'une équipe de chercheurs qui compte, outre Gallissot lui-même - qui en assurait la direction et une grosse partie de la rédaction, plusieurs universitaires algériens et français-, à l'instar de feu Abderrahim Taleb Bendiab. Ce dictionnaire sera désormais un outil de travail aussi précieux qu'incontournable pour les érudits et pour les profanes et son absence, dans les bibliothèques privées mais surtout publiques, constituera certainement une lacune documentaire. Gallissot, à la même occasion, a présenté un deuxième livre Algérie colonisée Algérie algérienne (1860-1962). La République française et les indigènes. Il s'agit d'un ouvrage dans lequel l'historien revient, avec le regard critique acerbe qu'on lui connaît, sur le comportement de la colonisation, au moment où la France est devenue, après la chute de Napoléon III, une république avec un régime politique censé être basé sur de nouvelles et généreuses valeurs. La République s'empressa d'oublier la liberté, l'égalité, la fraternité, la justice et tous les slogans humanitaires dont se paraient les classes politiques qui étaient aux commandes de la France. Votre dictionnaire rend justice à une catégorie de militants qui n'intéressent pas la plupart des historiens. Comment avez-vous réuni 500 biographies ? R. Gallissot - On ne réussit pas tout seul. Une partie des recherches, en particulier en Algérie - surtout des enregistrements - ont été accomplis par mes étudiants de l'époque, et notamment Aberrahim Taleb Bendiab. Nora Benallegue qui a soutenu sa thèse sur le mouvement ouvrier et les luttes sociales en Algérie a également réuni beaucoup d'informations. A plusieurs dizaines, on arrive à une collecte dans les archives et plus encore à une collecte des témoignages. La grosse difficulté - non pas que je méprise ce travail d'information - c'est de réussir la version critique de ces témoignages et surtout des sources policières. Les policiers racontent n'importe quoi ; ensuite ils recopient et puis ils se font valoir en inventant des choses sans compter qu'ils sont pris souvent par une paranoïa de complot. Quant aux témoins, ils se donnent une nouvelle couleur politique au moment de leur témoignage. Il faut donc recouper avec les réalités qu'ils dissimulent ou qu'ils ont oublié, parfois involontairement. C'est un long travail de recoupement et, à ce moment, on n'a pas encore fait l'histoire parce que faire une notice c'est en quelque sorte insérer dans une trajectoire de vie, les caractères significatifs sans leur donner une signification historique. Je me souviens toujours d'un témoin qui disait : « Ce jour-là, Messali avait une cravate jaune … » C'est très intéressant, cela prouve que Messali ne s'était pas déguisé avec sa djellaba mais ce n'est pas, quand même, d'une importance historique décisive… Peut-on s'attendre à découvrir d'autres faits et détails lorsque l'Etat français rendra publiques d'autres archives ? Très peu. Vous faites très bien de dire « l'Etat français » parce que les archives, c'est la paperasse de l'Etat et, en particulier, des services de renseignement. Or, l'Etat ne conserve pas ces archives. Quand on change de ministère les trois quarts du temps les archives politiques sont détruites. La loi, les archives qui ont servi de documents conservés à l'exécutif politique ne sont pas transmis aux archives nationales. Autrement dit, les archives les plus décisives politiquement, on ne les a pas, sauf si, par chance elles n'ont pas été détruites ou qu'il reste quelques pièces. Les archives de renseignement quand elles sont conservées, on s'aperçoit que les policiers sont le plus souvent des fabulateurs et que les services de renseignement font d'abord le tri. Il y a une histoire invraisemblable en France. Quarante ans après la disparition de Ben Barka, le gouvernement français, en la personne de Mme Alliot Marie, alors que Jospin ne l'avait pas fait, a levé le secret d'Etat sur ce dossier. Il était donc sous secret pour montrer que c'était une affaire à ne pas toucher. C'est pour faire peur car en réalité on n'avait rien mis dans le dossier ou les pièces avaient été épurées, etc. Alors, il ne faut pas croire que l'Histoire va être révolutionnée par l'ouverture des archives. On aura de nouveaux éléments mais cela ne changera pas les choses. Les archives de Moscou ont confirmé ce que l'on savait déjà. Elles révèlent que telle ou telle personne touché de l'argent alors qu'avant on n'était pas sûr ; alors, si on a la preuve maintenant, c'est à peu près tout parce que le travail d'historien n'est pas là. Son travail est de donner de la signification aux archives, aux témoignages et à toutes les sources. C'est cela qui est difficile ! Les militants dont vous parlez étaient autant des Algériens que des Européens d'origine. Ils ont pourtant souvent transcendé leurs différences pour nouer des solidarités agissantes … Il ne faut jamais penser que la solidarité est forcément totale. Il y a eu des moments et des formes de solidarité rendus possibles par la proximité dans le travail. C'est ça la particularité des mouvements ouvriers. Vous êtes aux prises avec les mêmes problèmes d'exécution du travail, avec le même patron et surtout les aboyeurs au service de ce dernier qui vous obligent à travailler à telle ou à telle vitesse etc. Donc, le travail est créateur de solidarité. Cela existe alors qu'il n'y a presque pas de solidarité dans l'habitat. Après le travail, chacun va dans son quartier, dans son appartement, chacun mène sa vie. Les relations familiales ne sont pas forcément très développées sauf dans certains quartiers populaires, celui de la Marine à Oran, Belcourt à Alger. Il y a des quartiers où il y a une proximité mais il y a beaucoup de quartiers où la vie est pratiquement séparée. Cette solidarité s'affirme dans les luttes parce devenir militant syndical c'était une promotion, c'est devenir un acteur, quelqu'un qui se bat, qui entreprend des actions. Cela crée les conditions d'un apprentissage qui se mène en groupe.