On peut considérer que la période 1919-1954 a été le temps de formation nationale. Rien à mon sens ne pourrait mieux montrer l'évolution et le développement de la société algérienne sous la domination coloniale que l'esprit et l'action de son mouvement ouvrier. Qu'il ait été inspiré d'abord par les travailleurs des villes puis seulement relayé par les travailleurs des campagnes, la réalité est que ce mouvement a pris forme dans une conscience nationale qui n'attendait que la géniale chiquenaude du destin pour opérer sa cohésion contre l'injustice, le mépris et la spoliation. D'autre part, il ne fait pas sûr de dire qu'il a fallu, pour se for-ger une raison de lutte ouvrière nationale, que les «Français-musulmans» de l'époque «vivent» l'expérience des grèves des «Français d'Algérie» ou soient «formés» par les grèves des centrales syndicales d'Europe ou de leurs filiales en Algérie. Oui, cette idée a traversé et traverse pas mal de beaux esprits du syndicalisme en France, - ce qui, d'une certaine manière, renforce aujourd'hui le trouble dans le débat sur «le rôle positif de la colonisation en Algérie». Heureusement, il y a des ouvrages d'Algériens comme celui de Nora Benallègue-Chaouia. En effet, son livre Algérie, Mouvement ouvrier et question nationale (*) est une honnête et bonne lecture offerte par cette universitaire, Docteur d'Etat, pour comprendre et remettre à l'endroit la philosophie de la lutte du mouvement ouvrier algérien de 1919 à 1954. La participation massive des ouvriers algériens, ouvriers agricoles et mineurs aux côtés des dockers, des cheminots, des traminots, des postiers,...est venue ainsi renforcer, en tout temps, les mouvements du nationalisme algérien. Certains - s'il est vrai qu'ils ne revendiquent pas la triste déclaration «Le syndicalisme est bon, mais pas pour les Arabes» faite par A. Crémieux dans son ABC du syndicalisme, paru en 1924 - mettent en avant le rôle primordial de la Centrale Générale des Travailleurs (CGT), notamment en contribuant à la formation des cadres du syndicalisme de la future centrale nationale UGTA. Sur ce point, il serait fort intéressant d'interroger le grand syndicaliste Boualem Bourouiba à travers son très sérieux travail publié sous le titre Les syndicalistes algériens. Leur combat de l'éveil à la libération, 1936-1962, nouv. édit. Dahleb/ENAG, Alger, 2001. L'essai de Nora Benallègue étudie «le mouvement ouvrier dans l'Algérie coloniale entre deux ruptures: 1919, qui marque la fin de la Première Guerre mondiale, et 1954, le déclenchement de la lutte nationale de libération du pays.» Elle présente «la double composante algérienne et européenne du monde ouvrier». L'évidence, que le travailleur européen est «un véritable vecteur» du système économique colonial, apparaît nettement lorsque l'on observe chaque acteur de ces «deux mondes ouvriers» dans l'intention de découvrir son intime raison de militer. Tout le travail de Benallègue conduit à cet état de fait: «La concomitance du développement du mouvement ouvrier avec celui, inédit, du nationalisme, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, ajoute de l'intérêt pour l'histoire de retracer les grandes étapes de ce mouvement en situation coloniale, et l'évolution sinueuse parfois, de ses expressions institutionnelles, syndicales et politiques.» Cet état de fait est démontré dans cinq grandes parties du livre, présentant le flux revendicatif de l'après-guerre (1919-1930), la grande crise de l'économie coloniale, les grands remous ouvriers à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le syndicalisme de collaboration et développement de la CGT, amplification des tensions sociales et politiques, causes et conséquences du soulèvement du 8 mai 1945, ampleur du mouvement revendicatif et échec de la politique coloniale. Produites dans ce contexte général, les manifestations tragiques du 8 Mai 1945 pouvaient annoncer la cristallisation de la volonté populaire autour du 1er Novembre 1954 auquel, en février 1956, l'Union Générale des travailleurs Algériens (UGTA) adhère et passe des revendications au combat anticolonial, par son insertion volontaire et entière dans la lutte armée et dans le Front de Libération Nationale (FLN). «Cette insertion, note l'auteur dans les toutes dernières lignes de son ouvrage, sans la vigilance quant à la sauvegarde de son autonomie, ne sera pas sans conséquences sur le mouvement syndical algérien après l'indépendance en 1962, et aujourd'hui encore, plus de quarante ans après, la question de la souveraineté des syndicats reste posée avec la même acuité.» Algérie, Mouvement ouvrier et question nationale (1919-1954) de Nora Benallègue-Chaouia est une étude riche en informations, dense, parfaitement structurée. En fin de volume, sont également d'un grand intérêt, pour le lecteur-chercheur, «Les biographies de militants» de la période étudiée, les sources et la bibliographie. En somme, une oeuvre algérienne utile à tous par une universitaire algérienne. (*) ALGERIE, MOUVEMENT OUVRIER ET QUESTION NATIONALE (1919-1954) de Nora Benallègue-Chaouia OPU, Alger, 2005, 498 pages.