Mercredi 2 mai. 22h05. Biga, le chauffeur du vieux Toyota qui fait office de taxi collectif, démarre enfin depuis la station qui se trouve à la sortie sud de Tamanrasset et qui descend jusqu'aux frontières avec le Niger. Biga est un jeune Targui à la perspicacité d'un vieux routier. Tamanrasset. De notre envoyé spécial Avant de donner le départ, il s'est assuré que sa guimbarde dépareillée a fait le plein de voyageurs. Nous serons pas moins de dix à nous entasser comme des sardines dans ce tas de tôle déglingué. Et la place est chèrement payée avec ça : 1400 DA ! Un autre 4x4 s'est rempli de passagers, des Nigériens pour la plupart qui vont vers Assamaka. Les deux 4x4 feront la route ensemble pour plus de sécurité. Un jeune Nigérien est des nôtres également, mais le gros des passagers qui nous accompagneront sont des gendarmes, de tout jeunes GGF qui retournent à leur poste le cœur gros, accrochés jusqu'à la dernière barre à leur portable avant que l'on ne soit totalement hors champ. 400 km de safari nocturne 400 km séparent Tamanrasset d'In Guezzam, la commune la plus reculée sur la carte et point de chute de la Nationale 1. Dans notre besace, un guide du routard particulier et absolument succulent : « Nationale 1 », de Chawki Amari, sorti récemment chez Casbah éditions. Un opus incontournable pour quiconque voulant chevaucher le désert. Sitôt les 60 premiers kilomètres franchis que la bande asphaltée s'interrompt brusquement en queue de poisson pour céder la place à une interminable piste sablonneuse et cahoteuse de plus de 200 km. Tout cela sans le moindre éclairage hormis les phares improbables du tacot. Heureusement, c'est la pleine lune ce soir. Le Tassili du Hoggar qui nous sert de décor est tout simplement majestueux. Mais la piste est désespérément impraticable. Très vite, l'expédition vire au safari nocturne. Biga a la dextérité d'un pilote de rallye. Et sans perdre son chemin une seule seconde alors qu'on s'égare facilement ici. On dirait qu'il a un GPS incorporé au chèche ou bien des lunettes infrarouges. Mais la lune veille sur nous. Sa lumière blafarde permet d'admirer parfaitement le paysage, un no man's land de sable et de pierraille ponctué de monticules de grès et de granit et bordé d'acacias et autres végétations sahariennes. Le véhicule fait des hoquets bruyants en heurtant des masses de sable. Dans l'habitacle, Z., un garde-frontières de 27 ans, originaire de Chlef, peste contre ces conditions de travail. Il est au Sud depuis deux ans. « Quand j'aurais fait tout ça, il me restera encore 500 km à parcourir le long des frontières avec le Niger avant de rejoindre mon poste », dit-il avant de lancer : « L'avion, c'est pour el qiada. » Un aéroport est presque terminé à In Guezzam, apprend-on, mais il n'est pas encore opérationnel sauf pour les avions militaires. « Kraht ! », éructe encore Z. « La vie là-bas est très dure. Tu deviens fou. Et tout ça pour 19 000 DA ! » Crevaison sans roue de secours Halte à Oued Sebaïne pour une pause-thé. Littéralement : l'Oued 70, indiquant le 70e kilomètre franchi depuis Tam. Le 4x4 s'immobilise au pied d'une petite dune. Il est 1h. Le thé siroté, on se resserre de nouveau et en avant ! 3h40. On franchit Garat Ennass, la Montagne du Milieu qui marque la moitié de la distance entre les deux extrémités. SOS. Un 4x4 a « sablé ». Il a l'embrayage abîmé de surcroît. On l'aide à se dégager. Il faut noter que les pannes mécaniques sont fréquentes dans le désert. Sur les deux flancs de la piste s'étend un véritable cimetière de voitures bouffées par le désert et brûlées par le soleil avec leur équipage. A peine le véhicule secouru ayant redémarré que Biga constate une crevaison dans le sien. Manque de pot, même la roue de secours est crevée. Le moral est crevé. Tout le monde est crevé. Et le véhicule de compagnie a disparu lui aussi. Mais Biga reste zen. Une clope au bec, il sort tranquillement un sac de jute bourré de vieilles chambres à air. Il extirpe aussi une pompe à air et se fabrique un pneu sur place. Décidément, les Touareg sont une véritable école de la débrouille ! Le périple se poursuit cahin-caha jusqu'à l'extrémité de la Nationale 1. 130 km avant la destination finale, une bande de bitume apparaît enfin. De la route « normale ». La Gendarmerie en campagne 7h du matin. Enfin In Guezzam, nom qui signifie « la source du lézard », selon un dictionnaire local en la personne d'un vieux Targui du coin ! Neuf heures de route. Il fait déjà très chaud. 35° minimum. Tam paraît « climatisée » à côté. Le dos cassé, la tête lourde pour avoir zéro dormi, le ventre vide, la gorge sèche à force de n'avoir que de l'eau saumâtre, du feu liquide, à boire, on va tout droit se chercher un café. Mais où trouver un café dans ce bled perdu ? In Guezzam ressemble à toutes les bourgades de l'extrême Sud : Bordj Badji Mokhtar, Timiaouine ou Tinzaouatine. Un noyau dur de maisons grises et ocres construites à base de parpaings ou de terre cuite, selon le niveau social, une station d'essence, quelques drapeaux représentant des structures officielles : siège de l'APC, services des douanes, gendarmerie, Protection civile et, fait remarquable, un tribunal, en plus de quelques bouibouis douteux, deux ou trois épiceries dégarnies et c'est tout. Une artère principale complètement sableuse traverse In Guezzam de bout en bout. Des banderoles de la Gendarmerie nationale donnent un peu de panache à ce trop-plein de grisaille. Comme à Tamanrasset, Ouargla et d'autres villes du Sud, la Gendarmerie a organisé, début mai, des journées portes ouvertes. Mais le décor reste lugubre. Aucune rue n'est revêtue. Des tonnes de détritus tapissent le village. Des troupeaux de chèvres disputent âprement l'espace aux habitants, environ 12 000 âmes, selon le chef de daïra, à majorité touareg. Des listes et des chèvres Affamées par la sécheresse, elles broutent tout sur leur passage, à l'image de cette chèvre mâchouillant un paquet de cigarettes. Des panneaux électoraux sont plantés dans le sable. Objectif : rafler le maximum des 4000 voix inscrites sur le fichier électoral que compte la daïra d'In Guezzam. Adossé à un panneau, un homme en chèche est entouré de… chèvres. Il vend du tabac à chiquer. Il ne semble guère prêter attention aux affiches qui courtisent son bulletin de vote. Officiellement, la wilaya de Tamanrasset compte dix-sept listes pour 4 sièges à pourvoir. Mais les panneaux n'arborent que quatre ou cinq affiches. Trouver de la main-d'œuvre politique à In Guezzam n'est pas donné. La plupart des formations en lice manquent de militants. Les mêmes sigles reviennent : FLN, RND et quelques micro-partis auxquels s'ajoutent deux listes indépendantes : El Wafa et Essaâda (Fidélité et Bonheur). Cette dernière est parrainée par le fils de Hadj Moussa Akhamokh, l'ancien aménokal disparu en décembre 2005 et laissant derrière lui une guerre de succession. Çà et là surgissent des banderoles bariolées venues orner le fronton d'une épicerie ou d'un café transformés en permanence électorale. Il est 8h. Boukhami Bey, 43 ans, s'apprête à ouvrir son local situé sur l'artère principale. Il vient de le transformer en permanence au profit du MNE, le Mouvement de l'Espérance, qu'il a rejoint tout récemment. « Hadj Bettou est des nôtres. Sa maison est juste à côté », se vante-t-il. Boukhami est entrepreneur dans le civil. Il affirme qu'il descend d'une grande tribu seigneuriale : les Kel Souk. Estimant que sa tribu a toujours été marginalisée dans la distribution du pouvoir, il veut à tout prix arracher quelque chose dans cette élection. Véritable caméléon pragmatique, il collectionne les cartes : FLN, Nahda, Islah de Djaballah. Dernier poste en date avant de rallier le MNE : membre du staff électoral du Dr Saïd Sadi aux présidentielles de 2004 dont il animera des spots télévisés en targui. Il a rejoint le MNE pour apporter son soutien à un vieux copain, un certain Khoulou Touha, tête de liste de sa formation. Boukhami, comme la majorité de ses rivaux, s'inscrit sous la bannière de « fakhamatouhou », le raïs Bouteflika. Il axe sa stratégie électorale sur les jeunes. « Il manque tout ici. Les jeunes sont tous au chômage. In Guezzam a un député qui est à l'APN depuis 15 ans et qui n'a rien fait. Quand il y a eu les événements de Tamanrasset (en juillet 2005, ndlr), je suis intervenu pour contenir la colère des émeutiers touareg. Cette fois, si les choses restent en l'état, c'est moi-même qui descendrai dans la rue ! », avertit le fougueux caméléon. A un jet de pierres de là, une autre permanence passablement animée. C'est celle de la liste Essaâda. Echah Eddah est le porte-parole de la campagne. Il est cousin du tête de liste, Eddah Boucha. Il nous confie que ce qui a motivé la constitution d'une liste indépendante, c'est le monopole des partis traditionnels sur l'action politique dans la région. « Ces partis, on ne les voit que de ‘'hamla'' en ‘'hamla''. Elli aâla rass el qaïma ma yetbedelch. Les têtes de liste sont inamovibles à vie. Les jeunes cadres sont marginalisés et vieillissent à force d'attendre le changement. » Et de détailler les problèmes de la région : la détresse des éleveurs, l'insuffisance des infrastructures scolaires et sanitaires, le chômage qui bat des records… Une photo d'identité à… 3000 DA Au manque de ressources se greffe la cherté de la vie. La bouteille de gaz est à 200 DA, tout comme le paquet de lait en poudre. La pomme de terre à 70 DA. « Nous n'avons même pas de photographe. Pour une photo d'identité, il faut aller jusqu'à Tam et débourser 3000 DA », dit un habitant qui avoue qu'il ne votera que pour la forme « parce que ‘'el vote wajeb'', c'est un devoir ». Ag Eddah Mohamed, retraité de la TDA, l'entreprise de télédiffusion, dressé devant un panneau planté au milieu d'un chantier, scrute les listes avec morgue avant de commenter : « Ce sont tous des menteurs. Ils disent : on fera ci, on fera ça, après, plus rien. » El Hadj Bilal est un éleveur qui se déplace constamment entre le Niger, le Mali et le Tassili n'Hoggar avec ses 80 chameaux à la recherche de ce qu'il appelle poétiquement « erbi'e », le printemps, comprendre les pacages fertiles pour son troupeau. El Hadj Bilal s'insurge : « L'Etat a abandonné les éleveurs à leur sort. Le cheptel meurt de soif et les hommes aussi. Après, on vient demander nos voix. » Aucune liste n'a grâce à ses yeux. « Le jour du vote, j'aviserai », dit-il. Hadj Bilal se plaint du rationnement drastique du carburant. « Nous avons droit seulement au plein et deux fûts. Cela ne suffit pas. Aujourd'hui, avec le manque d'eau et de pâturages, nous devons tout ramener avec nos véhicules et cela nous coûte énormément de carburant », explique-t-il. « Les jours où il y a un arrivage de carburant, il se forme une queue interminable ici. Même les enfants s'amènent avec leurs jerricans », dit un pompiste de la station-service, avant de faire remarquer : « In Guezzam ne vit que de ça, en fait. Les gens revendent le peu d'essence qu'ils ont à Assamaka. Au Niger, ça leur rapporte dans les 16 000 DA le fût de 200 litres. » Un commandant de la gendarmerie précise : « Seuls les éleveurs et les entrepreneurs ont droit à un surplus de carburant. Ils doivent ramener une autorisation de la douane. Ils ont droit à un quota de 380 litres par semaine. » Raison invoquée : le « tahrib », la contrebande. Quelque 9000 litres d'essence ont été saisis durant les quatre premiers mois de 2007 par la Gendarmerie nationale à In Guezzam et 150 000 litres dans l'ensemble de la wilaya de Tamanrasset en 2006. Ahout Bensekka, 68 ans, retraité de l'ANP, s'indigne à son tour : « Avant, nous circulions librement de part et d'autre des frontières. Avec la contrebande, nous sommes tous pénalisés. Les bons payent pour les mauvais ! » Pour Amar Zennani, chef de daïra par intérim, « In Guezzam présente les mêmes caractéristiques que Maghnia, Bir El Ater ou n'importe quelle autre ville frontalière ». Il souligne que le nomadisme a considérablement baissé et qu'il appartient aux partis d'aller faire de l'animation dans les kheimates et les zribates des Touareg du désert pour les convaincre de voter. Rappelant que les bureaux itinérants ont été supprimés, il s'engage à ce que le jour J, l'administration se mobilise « pour ramener les vieillards, les femmes et les malades » vers l'urne. « Je table sur 70% de taux de participation mais cela dépendra de la canicule ». De fait, « el gayla » par ici est un sérieux facteur d'abstention. « El gayla » tue Assamaka est à seulement 30 km et nous sommes tentés d'entrer au Niger. Ici, on oublie carrément « lahdada », la barrière douanière. En fait, ici, la frontière est quelque chose d'absurde. De ridicule. Les gens vont et viennent à leur guise, à l'instar de ce vendeur nigérien de cigarettes. 50 DA le paquet d'American Legend. 100 DA à Alger. L'ennui tue. Soleil au zénith. Et les listes sont moches, comme partout sur la Nationale 1. Je relis Chawki Amari, l'aménokal des bas-fonds d'Alger. C'est rassurant qu'un tel livre existe. Ça console des mouches, des chèvres qui broutent tout et de la poussière qui envahit la moindre intimité. On doit rebrousser chemin. Toujours pas de champ. Seul Mobilis marche. Heureusement que les taxiphones fonctionnent. Il y a au moins dix taxiphones à In Guezzam. Pour une seule douche publique. Et sans électricité ! Pléthore de taxiphones pour militaires esseulés. Essorés. Le soleil tape très fort sur la tête. 40° à l'ombre. Dictature des mouches et des sachets. Un tacot nous propose une place providentielle. Je quitte In Guezzam à 14h, au bout de 6 heures de résistance. Neuf heures de route à faire encore. Un clando jaillit du bas-côté, du néant. Il remonte à pied la longue piste qui émerge des tréfonds du Tassili volcanique. Il demande de l'eau. Pas une place dans le 4x4. Pas une place dans l'isoloir. Juste un peu d'eau. « El gayla » tue…