Détalant comme s'ils avaient la mort aux trousses, les quatre hommes filaient à travers les allées du marché de Djanet, bousculant l'après-midi caniculaire et faisant tomber des étals entiers, sous le regard presque habitué des marchands. Dans leur précipitation paniquée, ils ont abandonné leurs « stand » de vente de cassettes et des CD de musiques targuies. De l'extérieur du marché, on entend les hurlements métalliques du 4X4 de la gendarmerie fonçant à toute vitesse. Un des meilleurs chauffeurs de Djanet, Belgacem Essoufi, nous a expliqué que pour chasser la gazelle, il fallait la poursuivre avec la Toyota sur un terrain plat en la poussant à l'éreintement extrême. Les quatre hommes, jeunes et Noirs, étaient des « sans papiers ». Des « sans papiers », « sans papiers », répète-t-on comme pour mieux appréhender le sens de ce mot appliqué à des frères continentaux qui mériteraient probablement une régularisation au nom d'une certaine africanité, si proclamée lors des Sommets feutrés du NEPAD et de l'Union africaine. En tous cas, l'Etat veille. Le 16 avril, la police des frontières a annoncé qu'une nouvelle brigade de lutte contre la criminalité et les filières de l'immigration clandestine sera prochainement opérationnelle dans la région de Djanet, à 2300 km au sud du port d'Alger. La commune de Bordj El Haouès, située à 120 km au nord de Djanet, accueillera un bureau de contrôle des services des frontières. « Ce service sera doté de tous les moyens de lutte contre la criminalité et de contrôle de l'immigration clandestine allant vers Tamanrasset », selon l'APS qui fait parler la police des frontières. Un diplomate français déclarait, en mars 2005, à un journaliste du Quotidien d'Oran : « nous voulons que les pays du Sud encadrent cette immigration, il est difficile de la contrôler comme le prouve Djanet qui est devenue une plaque tournante (...) Il existera en Algérie des zones grises d'immigration, avec des régions périphériques, des groupes terroristes qui vont encadrer ce flux et se servir en termes de recrues. » Le lien est vite trouvé. Mais que serait le monde si la police des frontières était postée sur l'itinéraire des premiers hommes quittant les vallées originelles de l'Afrique orientale il y a des milliers d'années, sur le parcours d'Abraham d'Ur à Canaân, sur la route de l'enfant Jésus de Bethléhem vers l'Egypte, sur le chemin de Moïse vers le Sinaï ou sur la piste de la migration du prophète Mohamed vers Médine ? « Ici tu peux vivre : tu achètes une 4X4 au Mali ou au Niger à un prix dérisoire et après tu choisis : chauffeur contractuel pour une agence ou indépendant. Mais eux, ces Noirs, comment veux-tu qu'ils s'en tirent ? », dit un habitant de la Djanet niché sur un côté de la vallée charriant, de temps à autre, de violents torrents comme celui qui a emporté le chanteur Othmane Bali en juin 2005. Les quatre jeunes fuyards reprennent position. Ils n'ont pas été appréhendés par l'ordre et la Loi. Les Touareg, nomades dans l'âme, et dont la majorité ont des parents de l'autre côté des frontières libyennes et nigériennes, observent ce jeu de cache-cache avec étonnement. « Je n'aime pas Alger. Tout se paye : dormir, l'eau. Et surtout, ici, je dors n'importe où sans que personne ne vienne me demander qui je suis », lâche ammi Yahia Ouaouane, 64 ans, guide et agriculteur, né quelque part à Tin N'houïan, non loin de Bordj El Haouès où il a fini par s'installer en 1974. C'est aussi les migrations du Nord et les fixations de populations nomades qui ont créé ce genre de bourg, chef-lieu d'une commune. « Il y a trente ans, il y avait un corbeau, la station essence et moi », dit de sa voix caverneuse le vieux Boudjemaâ, natif de la Casbah d'Alger - « voisin d'El Anka à la rue du Regard » - yeux clairs perçants, cigarette brune au bec, allure oulid dzayer avachie dans sa gandoura sur une chaise au café exigu du centre de Bordj El Haouès. Dans les années 1970, un tirage au sort concernant l'attribution de gestion de pompes d'essence au profit des anciens moudjahidine, le propulse à Bordj El Haouès, anciennement Fort Gardel, du nom d'un lieutenant de l'armée française, Gabriel Gardel qui laissa notamment de précieuses notes sur la tribu des Kel Ajjer (ou Azjer), éditées à titre posthume en 1961. « Même si ton père TE fait du stop... ! » « C'était le grand vide. Quand je voyais de la poussière au loin sur la route vers Amguid, j'étais content : un camion. Mais souvent ce n'était que du vent », raconte ammi Boudjemâa qui a cédé la station essence à l'APC au bout de douze ans de galère au quart de son prix réel : « en tout, j'ai perdu un milliard et demi de centimes. » La station est toujours là. Pas le pompiste. « Et voilà, y'a personne à la pompe. Il faut l'attendre. Il est peut-être parti faire un tour dans les environs, fait la sieste ou je ne sais quoi », râle notre compagnon chauffeur. « Et depuis, j'ai ouvert une épicerie avant de déposer bilan... Les gens ici gagnent 5000 dinars, et ils font des courses pour 6000. Beaucoup de pauvreté dans ces régions », soupire ammi Boudjemaâ. « A part partir trimer dans les bases à In Amenas, faire le guide ou le chauffeur pour une agence de tourisme ou trouver un petit commerce, y pas grand-chose. Qui va rester pour faire paître les chèvres ? », dit-on à Djanet, capitale du Tassili, vitrine urbaine de la confédération tribale des Kel Ajjer, dont la nouvelle digue se promet de protéger ce joyeux de la colère de l'oued. Djanet accueille ses hôtes de partout : touristes, clandestins, commerçant de l'Est, routiers de passage, chasseurs de prime autrichiens, appelés militaires au bout de leurs vingt ans, fonctionnaires, européennes mariées à des Touareg, contrebandiers aux larges épaules, Mozabites tenants de riches échoppes, etc. Belgacem Essoufi, la trentaine, originaire de Oued Souf, chauffeur de 4X4 adroit et audacieux, caresse son véhicule avec l'amour du chevalier pour sa noble monture. « Il connaît sa Toyota pièce par pièce », dit, admirateur, Djemî, un autre chauffeur, de Hassi Messaoud. « J'aime travailler ici. C'est tranquille et on rencontre beaucoup de gens différents. J'ai appris un peu l'anglais, l'espagnol et l'italien avec les touristes », dit Essoufi. Les chauffeurs-guides se connaissent et ne sont pas avares de conseils : « Si tu croises un véhicule dans l'après-midi, fait lui un appel de phare. Si le conducteur en face ne répond pas, serre à droite, car les gens ont tendance à somnoler sur leur volant quand le soleil tape. » De Djanet à Tamanrasset, de In Salah à Ouargla, ces chauffeurs sillonnent le désert, coincés entre la canicule et les bandits des grands espaces. « Dès que tu quittes une ville, tu roules à toute vitesse, tu ne t'arrêtes sous aucun prétexte, même si ton propre père te fait du stop », conseille l'un des conducteurs qui raconte avoir été poursuivi une fois par des bandits. « Ils garent leurs puissants 4X4 en bord de route, cachés derrière une dune, puis te prennent en chasse, et parfois fois ils tirent sur les roues. Il faut rouler vite, ne pas paniquer », poursuit-il. Que pensent les néo-méharistes de Mokhtar Belmokhtar (MBM), dit Belaouar, le borgne, alias Khaled Abou El-Abès, présenté comme chef d'une bande de voleurs de 4X4 et comme « émir » terroriste ? « Lui au moins, il ne s'attaque qu'aux entreprises publiques. Sa bande oblige le conducteur à s'arrêter, le laisse tranquille, prend le véhicule, le ‘‘désosse'' pour revendre les pièces détachées et acheter un nouveau 4X4 au Mali ou ici. Point important : ce ne sont pas des assassins », raconte un routier adossé sur sa Toyota devant la place du marché de Djanet qui râle par contre, contre la rareté organisée du mazout, comme c'est le cas à Tindouf ou à Tamanrasset. « Tu promènes des touristes en ne pensant qu'au mazout. Eux ils ont payé une prestation, ils se moquent des décisions du gouvernement », poursuit-il. Les autorités opèrent le rationnement pour limiter, disent-ils, la contre-bande du fioul vers le Mali, le Niger ou le Maroc. Frauduleusement, l'on exporte du carburant et on « importe » cigarettes, drogues et armes. « Comment voulez-vous faire du tourisme lorsque l'Etat ne suit pas. Les Algériens préfèrent passer leurs vacances en Tunisie ou en Grèce plutôt que de venir à Djanet. Avec 27 000 dinars le billet d'avion Alger-Djanet (deux vols par semaine, l'un transitant par Ouargla et l'autre par Ghardaïa, environs trois heures de vol), rares sont les nationaux qui viennent », regrettent des patrons d'agence de tourisme, dont le jeune Ahmed Khirani à la tête notamment de l'hôtel Ténéré-village, ouvert en 1992. « On fera du tourisme, réellement, lorsque le policier, le douanier, le porteur ne feront plus la gueule aux étrangers à l'aéroport. On fera réellement du tourisme, lorsque le ministère nous entendra, lorsque les banques suivront ainsi que les autorités locales, quand il y aura moins de bureaucratie », résume Ahmed, qui a fait des études en tourisme et hôtellerie et qui a fréquenté l'USTHB de Bab Ezzouar à Alger. Dans son hôtel, à 5 kilomètres de la ville de Djanet sur la route de l'aéroport, vingt- deux touristes japonais, visiblement retraités, s'installent avant d'entamer un circuit d'une journée au Tassili. En dix jours, il devront faire le tour des sites algériens inscrits au patrimoine universel, nous explique Chafika, la vingtaine, de l'agence Chèche Tour basée au Mali. Depuis octobre 2005, douze groupes de japonais ont fait des séjours en Algérie. « La catastrophe ? C'est l'état des hôtels, et Air Algérie avec ses prix et ses retards », regrette Chafika. Autre difficulté : les vénérables nippons demandent systématiquement le nombre d'habitants de la ville où ils se trouvent, or les statistiques sont aussi rares qu'un bureaucrate affable. Les touristes japonais ont découvert l'offre Algérie grâce aux foires de tourismes mondiales organisées au Pays du Soleil levant. Sinon, « aucune présence de l'Algérie dans des guides à audience internationale », indique Chafika, d'origine algéro-espagnole, qui vient de placarder sur une porte du restaurant de l'hôtel un plan du circuit autour de Djanet parsemé d'idéogrammes nippons. « Avec la bouffe ça se passe bien. Les japonais exigent que le plat soit chaud et veulent, pour le petit-déjeuner, des œufs, des fruits et du thé », explique la jeune guide qui refuse de donner le montant du circuit. Mais ces touristes arrivent rarement là où même l'Etat central peine à pénétrer : monter 200 kilomètres vers le carrefour d'Ihrir, couper plein ouest pour traverser une piste de 220 kilomètres en territoire jupitérien, passer devant les gravures rupestres détériorées à Houcher dans le plateau de Tasset, s'incliner devant le pic d'Adredj et la montagne scindée en deux d'Inadh dont les Touareg expliquent la forme par le cri que la montagne a poussé lorsque le mont Mezriren a atteint Adredj avec une ballâ (lance), pour arriver dans la vallée de Tamadjert (« T'madjert », corrige le guide Yahia) et nager dans l'édenique guelta Timadouendi, à l'abri des roches gravées par des hommes il y a des milliers d'années. Des hommes qui ont immigré depuis dans l'histoire humaine et l'espace lybique sans se faire traiter de « clandestins », de « trafiquants de drogue » ou de « sidéens » en puissance.