Le 26 avril dernier, soit deux jours après la célébration de « la fête de la victoire et de la récupération du Sinaï », les journaux égyptiens ont publié une information aussi laconique que surprenante : Des centaines de Bédouins armés et en colère tentent de passer de l'autre côté de la frontière avec Israël au nord du Sinaï face à des centaines de policiers égyptiens tenus à distance par les armes des Bédouins. Le Caire. De notre correspondante Le face à face a eu lieu après plusieurs heures d'affrontements et a duré pendant plusieurs jours : la colère des Egyptiens du Sinaï avait éclaté après que deux des leurs ont été tués par des policiers qui les pourchassaient. « Les Bédouins ont tenté de passer la frontière israélienne pour se venger en mettant dans l'embarras les autorités égyptiennes », avaient conclu la plupart des journaux. Et force est de constater que c'est avec une certaine précaution, parfois même de la gêne, que la question du Sinaï et de ses natifs, appelés dans la vallée du Nil « les Bédouins », est traitée par les journalistes mais aussi par les personnalités politiques, alors que la péninsule est régulièrement secouée de troubles depuis les attentats à la bombe qui ont eu lieu en 2004, 2005 et 2006. Seules les organisations égyptiennes de défense des droits de l'homme ont, sans le moindre complexe, braqué les projecteurs sur la péninsule en rendant compte de terrifiants abus qui ont eu lieu dans le nord du Sinaï à la suite des attentats de Taba en 2004. Le Sinaï et ses spécificités locales restent une région méconnue de bon nombre d'Egyptiens et il est intéressant de noter qu'un rapport de l'organisation International Crisis Group, qui s'était récemment penchée sur les particularités du Sinaï, a très peu été évoqué par la presse égyptienne, alors qu'elle rendait compte de manière fouillée des particularités sociologiques et démographiques du Sinaï et appelait les autorités à changer l'attitude méfiante qu'elles ont souvent privilégiée avec les populations locales. La péninsule oubliée S'il est difficile d'estimer avec exactitude le nombre de Bédouins du Sinaï, descendants des tribus venues de la péninsule Arabique, les chiffres évoqués par la presse, relève le rapport de ICG, tournent autour de 200 000 personnes pour une population totale du Sinaï qui s'élève aujourd'hui à environ 360 000 habitants. La tension qui habite aujourd'hui le Sinaï peut trouver ses origines, selon ce rapport, dans un échec monumental, celui du gouvernement égyptien dont les stratégies économiques, sécuritaires et culturelles dans la péninsule lui ont aliéné une population qui a été poussée hors du tissu du développement national, alors même que le discours officiel affirme bruyamment la nécessité impérative « d'intégration » des Bédouins du Sinaï dans le tissu identitaire égyptien. « L'insistance même sur ce point (les Bédouins et le Sinaï sont partie intégrante de la population et de la nation égyptienne, Nndlr) révèle combien a été problématique l'intégration du Sinaï depuis le retrait israélien. La manière avec laquelle la population de la vallée du Nil perçoit le Bédouin du Sinaï est encore largement influencée par l'héritage des guerres dans la péninsule. Les attentats dans le Sinaï ont poussé à une perception plus nuancée des très peu connus mais très largement stigmatisés, Bédouins, qui sont encore considérés par certains Egyptiens comme des traîtres qui ont collaboré avec l'occupant israélien, des opportunistes sans patriotisme, engagés dans toutes sortes de trafics (drogues, femmes et armes) travaillant avec les touristes israéliens et qui peuvent bien être maintenant devenus des terroristes. » La région est historiquement et sociologiquement plus tournée vers la péninsule Arabique et la Palestine que vers la vallée du Nil, une partie de sa population du Nord est composée de Palestiniens, mais c'est aussi une péninsule partagée entre un Sud où se concentrent les stations balnéaires et les investissements privés encouragés par l'Etat et un Nord oublié, ravagé par la pauvreté. Pour l'Etat égyptien, le mot d'ordre d'intégration du Sinaï signifiait : l'installation massive d'Egyptiens venus de la vallée du Nil, dans un processus qui s'est fait au détriment des natifs du Sinaï, les Bédouins. « Par exemple, note ICG, dans le nord du Sinaï, des familles de la région de Manoufia (dans le Delta) sont importantes. Le gouvernement a beaucoup encouragé les habitants de cette région (d'où est originaire le président Moubarak) à migrer, y compris en faisant miroiter salaires attractifs et emplois dans le secteur public. Les quelques usines construites dans la région d'Al Arish (surtout des complexes miniers et deux cimenteries) procurent des emplois mieux payés d'abord aux gens originaires de la vallée du Nil. » Le mur de Charm El Cheikh Dans le sud de la péninsule, où se concentre l'industrie du tourisme, souligne l'organisation, ce sont encore les Egyptiens de la vallée du Nil qui ont raflé la plupart des emplois. A ce titre, la ville de Charm el Cheikh est exemplaire : originellement village de bédouins pêcheurs qui ne comptait pas plus de 1500 habitants en 1986, elle est aujourd'hui un pivot du tourisme dans le Sinaï, où « les standards de vie sont comparables à ceux de l'Europe et la ville a été littéralement vidée de ses habitants originels », tous les terrains constructibles ayant été pendant les quinze dernières années alloués à des sociétés de tourisme égyptiennes et étrangères au moment où les « Bédouins ont été consignés vers le désert via un programme gouvernemental ». Même chose côté emploi, « en 2002, 110 hôtels ont à eux seuls créé entre 10 000 et 30 000 emplois directs, la plupart occupés par ceux qui ne sont pas originaires du Sinaï ». D'ailleurs, ICG rappelle une polémique, en 2005, qui a suivi les débuts de construction d'un mur de 10 km devant ceinturer la ville touristique, un mur « symbolique de la relégation à la marge des habitants originaires de la région » et qui a été violemment dénoncé par la presse, ce qui a fini par contraindre les autorités à suspendre les travaux. Mais dans le même temps, précise encore le rapport, « le gouverneur a interdit les seules activités ouvertes aux Bédouins, les méharées dans les montagnes pour les touristes et les veillées sous les tentes. Maintenant, seuls les tours opérateurs officiels sont autorisés à organiser des événements dans le désert, des « fêtes bédouines » sans les Bédouins ». Ainsi, la vente par le gouvernement pendant les quinze dernières années de terrains sur la côte à de grands groupes d'investisseurs, a eu pour effet de chasser les habitants du Sinaï hors des zones de développement touristique et a fermé l'accès à la principale source de revenus dans la région. Dans le Nord, où n'existe pas de tourisme et où sévit la pauvreté, la population locale est une fois encore presque exclue de l'emploi dans l'administration publique ou dans les quelques usines implantées après 1982, sans parler de l'agriculture, difficile dans cette région qui manque d'eau mais où les seules terres irriguées ont été achetées par de grands propriétaires qui n'emploient presqu'exclusivement que les Egyptiens venus de la vallée du Nil. Coloniser le Sinaï Tout cela couronné par les considérations militaires et sécuritaires qui colorent y compris le regard des médias nationaux sur le Sinaï qui n'hésitent souvent pas à parler de la nécessité de créer des « colonies (mustawtanat) » afin de former « un cordon sécuritaire tout au long de la frontière égyptienne ». « Ces conceptions de développement obsédées par le facteur sécuritaire sont accompagnées par le souhait déclaré des autorités d'égyptianiser la région, pas seulement en termes économiques ou démographiques mais aussi symboliquement en termes culturels et identitaires », ajoute en conclusion le rapport d'ICG qui cite plusieurs exemples de tentatives « d'égyptianisation » forcée d'une population qui refuse d'être assimilée à des « descendants des Pharaons », comme le stipulent les manuels scolaires et n'a cesse de rappeler aux représentants du gouvernement qu'elle est, elle, « descendante des tribus de la péninsule Arabique, terre du Prophète ». Dans la bouche d'un jeune habitant d'Al Arish, ville à ce jour traumatisée par les 3000 arrestations qui ont suivi les premiers attentats, l'égyptianisation du Sinaï se résume ainsi : « L'Etat n'a pas de projets sociaux, culturels ou économiques ici, en dépit des nombreuses promesses faites les vingt dernières années. L'Etat égyptien et ses représentants méprisent les gens. Mais la police, elle, oui elle est certainement présente. C'est la seule présence de l'Etat dans la région » Chronologie : 1948 : les Britanniques et les Américains stoppèrent les Israéliens dès qu'ils entrèrent dans le nord-est de la péninsule. L'armistice de 1949 laissa le Sinaï et la bande de Ghaza sous contrôle égyptien. 1956 : L'armée israélienne envahit en quelques jours la péninsule (avec les soutiens français et britannique) pour mettre un terme au blocus égyptien sur le port israélien d'Eilat sur la mer Rouge et répondre à la nationalisation par Nasser du canal de Suez. Les pressions américaines et soviétiques obligèrent les Israéliens à se retirer et l'ONU déploya des forces pour démilitariser la péninsule. 1967 : l'Egypte ordonna le retrait des forces onusiennes, reprit son blocus du détroit et opéra militairement dans le Sinaï. L'offensive israélienne défit en six jours l'armée égyptienne et Israël choisit de garder le contrôle complet de la péninsule pour en faire une zone tampon. 1973 : au cours de l'attaque-surprise des armées arabes (guerre de Ramadhan ou de Kippour), les Egyptiens forcèrent la ligne Bar-Lev supposée imprenable qui avait été construite le long de la frontière entre le Sinaï et l'Egypte. Toutefois, les Israéliens repoussèrent finalement l'attaque et passèrent même le canal de Suez. 1979 : le Sinaï fut échangé par les Israéliens contre un traité de paix avec l'Egypte. Le retrait israélien sur la péninsule entraîna la destruction de colonies de peuplement comme la ville de Yamit, au nord-est.