En ce lointain et torride crépuscule, rien ne pouvait tirer de leur torpeur le groupe d'enfants que nous étions. Une étrange idée vint, cependant, occuper nos petites têtes : qui a commis cette vieille faute grammaticale sur le pan de mur, face à la mosquée de notre quartier ? Etait-ce un militant du PPA ou quelqu'un de l'Association des oulémas ? Une calligraphie maghrébine, malmenée par le passage des ans, glorifiait le peuple algérien. Mais son auteur, selon notre petit savoir d'alors, n'avait tenu compte ni des signes diacritiques, encore moins des règles de la grammaire arabe. Un passe-temps bien drôle dans l'attente du maître, entendez El-Hadj M'hamed El Anka ! Dans notre quartier de Fontaine fraîche, Monsieur Zara, le Maltais qui se prenait pour un Français de pure souche, attendait le retour de son fils Jeannot d'Indochine. Les nouvelles étaient bien mauvaises : les généraux français venaient de subir une débâcle sans précédent à Diên Biên Phu face aux combattants du Viêt-minh. « Nass El Houma », quant à eux, ne s'étaient pas encore remis de ce crime commis quelques jours auparavan sur la personne d'un docker, dans sa propre maison. El Anka devait animer une fête en plein centre du quartier à l'occasion de la circoncision de deux frères. Le père n'était autre que Ammi Omar, dit « Bébéo », ancien banjo du maître dans les années vingt avant son terrible accident qui lui coûta une de ses jambes. Un homme du bon vieux temps : blouse marseillaise sur un ensemble bleu de Chine. Taciturne, aux yeux des enfants que nous étions, mais d'une jovialité extrême ailleurs, surtout lorsqu'il réussissait son coup aux courses hippiques. A la nuit tombante, nous crûmes que la soirée allait être gâchée. Le maître ne pouvait pas chanter avec cette poussière dont on ignorait la provenance : du chantier commencé, en contrebas, pour la construction d'une nouvelle cité, ou de la fameuse carrière Jobert qui a toujours fait face à notre quartier. Poussière, chaleur ou pluies torrentielles, rien n'y fit. Tout le vieil Alger était là, dans le spacieux jardin de Dar Ennakhla, au beau milieu du quartier. Nous entendions fuser, de-ci, de-là, des tournures langagières qui, malheureusement, n'ont plus cours aujourd'hui avec la disparition de cette belle génération. Des youyous, puis se fit un silence absolu durant lequel des bocaux d'eau, agrémentés de jasmin, circulèrent parmi l'assistance. Le maître était là, avec son petit orchestre, Alilou, le tambourineur, en tête. Amitié oblige, nous crûmes entendre Ammi Omar dire à El-Anka : « Je te ferai manger du plomb ! » Et celui-ci de rire et de mettre un collier de jasmin autour du cou tout en ajustant sa « chéchia s'tamboul ». La superbe touchia exécutée par l'orchestre ne put empêcher certains invités de commenter les événements politiques de l'heure. On ne savait pas encore ce que pouvait signifier le Premier Novembre. Le regretté Sid Ahmed Lakhdari, virtuose du mandole, puis du banjo, était au premier rang, silencieux et contemplateur comme d'habitude. C'est que dans le quartier, qui tenait de la campagne et de la ville à la fois, il y avait un certain nombre de bons musiciens : Ammi Méziane, Ammi Mohamed El Halouadji, l'élégant Ammi Ali S'nitra qui rendait visite à sa famille de temps à autre, Mohammed dit Chafaâ'tou et autres mélomanes. Lorsqu'il s'agissait de parler de musique, celle-ci allait d'El Anka à Kh'lifa Belkacem, assassiné en 1951, de Hadj M'nouar à Omar Mekraza, ou encore de Slimane Azem à Abdelkrim Dali, le maître du haouzi. Depuis cette date, nous ne revîmes plus El Anka dans notre quartier. La lutte pour la libération du pays devait imposer silence à nos artistes, surtout à ceux qui animaient des fêtes en direct pour ainsi dire. La faute grammaticale, quant à elle, qui avait trituré nos esprits en cette soirée mémorable, demeura à sa place, jusqu'en 1962. Ce n'est que dans le milieu des années soixante que le maître refit surface, mais cette fois-ci, dans le quartier voisin, celui de « Paul Bert » où il anima la fête de mariage du regretté Omar Hammadi, un des héros de la Bataille d'Alger. Il devait revenir une dernière fois chez nous, en 1966, à l'occasion du mariage de notre ami, Ahmed Djebbar, au profit duquel l'artère centrale fut carrément bloquée pour la circonstance. El Anka, cet oiseau fabuleux, est toujours égal à sa légende.