A mes petits-fils, au grand garçon Anys et aux jumeaux Walim et Wassim. Quel serait donc ce jour qui semblait se concevoir dans les échancrures violacées d'un ciel noyé de brume, tandis que d'une aile élégante et sûre, les mouettes continuaient de jouer dans l'éternité poétique des saisons? Elles étourdissaient, ces saintes gardiennes, de leurs cris de vierges effarouchées avant de frôler furtivement la souple carapace gris-bleu d'une mer fécondée par des muettes angoisses...A partir du gros rocher dressé là-bas en vigie immobile et sûre, une hirondelle, revenue des îles les plus lointaines, perça à tire-d'aile l'espace des noirs fantômes qui, depuis trois jours, hantaient le port dans le dessein de détourner l'attention des travaux du siège de Fort Kalassi. La brume s'effilochait en de lentes saccades silencieuses et par endroits découvrait la longue jetée que construisit Khayr-Eddine pour abriter ses vaisseaux contre les vents impétueux et la piraterie étrangère. Longtemps encore l'étrange hirondelle plana avant de retrouver dans un coin supérieur de la monumentale porte de Bab El-Oued sa demeure ébréchée et ses petits blessés. En quelques becquées, elle colmata son nid, et avec un cri de douleur humaine, elle disparut vers la cité où naissent les hommes, où vivent les hommes, où meurent les hommes. Mais là-bas, tout paraissait suspendu: jardins, ruelles, maisons. Et même la vie et même l'amour, et même le temps. Toute une humanité transpirait de la même sueur que toutes ces pierres noircies par les rages du temps et les fureurs cycliques d'un monde en déséquilibre assoiffé de conquêtes et de domination. Quel refuge trouverait l'hirondelle que le destin ne pourrait atteindre? Quelle arme forgerait-elle pour faire tomber ces souffles de feu que la mer asservie jetait sur nos rivages? Et de nouveau, de l'enceinte jusqu'à La Casbah, le long souffle infléchi de la mer remonta. Une pluie très fine, piquante et tiède, leva une odeur d'algues et de terre brûlée. Les campagnes, en cette saison, n'avaient-elles pas livré toutes leurs blondes moissons? Cependant, cette odeur forte et épaisse n'était ni celle des algues fraîches ni celle des blés mûrs...Puis d'autres oiseaux par troupes traversèrent le ciel dans tous les sens... Un silence liquide saisissait les quartiers populeux; bêtes et gens n'entendaient plus que le bruissement mélancolique des jets d'eau dans les jardins ou le grésillement de la grosse lanterne allumée traditionnellement au crépuscule du soir sur la terrasse située au-dessus des appartements du Dey. Au milieu de la nuit, sa lueur sur la balustrade de bois vert et rouge conférait au mât de l'étendard algérien, qui s'élevait aussi droit que celui d'un vaisseau, des signes farouches de résistance. Dans les maisons et sur les terrasses, le peuple d'Alger exerçait sa conscience devant le péril imminent. Dans la mer se formait un monstre de fer et de feu que le peuple se préparait à affronter de ses mains nues, s'il le fallait. Mais de quelle passion tous ces oiseaux, qui retournaient dans la cité, frissonnaient-ils? Et de nouveau, remonta un long souffle infléchi jusqu'au plus haut de La Casbah, appelé el-Djebel, la Montagne. La pluie cessa. Des nuages s'effacèrent. Quelques étoiles s'assemblèrent pâles et hésitantes. Quel été! Il trempait dans une mer d'angoisse comme ici tout être vivant. Sur l'une des plus hautes terrasses des luxueuses maisons anciennes qui s'étaient développées sur les pentes du Djebel, l'air humide de l'aube proche exacerbait Rezki qui ramena brusquement une aile de son burnous sur l'épaule. - Ça ne va pas? s'enquit Mahmoud sans cesser de regarder fixement la baie grisâtre où maintenant les vaisseaux de guerre étrangers étaient pareils à de gigantesques sauterelles de fer. Les doigts serrés sur son bâton noueux, Rezki haussa les épaules: - Dans ma Kalaa, cela aurait été différent...Je sens que je vais m'étouffer sur la terrasse, mon frère. - Que faire, mon bon vieil ami? - Je veux agir: s'écria Rezki dans un vigoureux sursaut qui secoua tout son corps qu'aucune marque de sénilité n'avait déjà affaibli. Puis de sa main tremblante et largement ouverte vers la mer, il menaça: «A si'qa! Voilà trois jours, cher Si Mahmoud, que je suis chez toi!...» Son hôte était harrâr, un commerçant en soieries. Sa boutique se trouvait à Bab-Azoun, dans la ville basse où étaient concentrés de nombreux centres d'activité économique. Il tenait fermement son fusil de chasse, un vieux modèle turc, qu'il emportait toujours avec lui lorsqu'il allait chez son ami en Kabylie où, rarement, il faisait buisson creux. Il tira un soupir du plus profond de ses poumons, et son front se plissa, accentuant les rides qui se creusaient dans son visage fatigué. - Toutes les portes de la ville sont fermées, dit-il d'un ton à la fois désolé et indigné. - J'aurais dû partir en même temps que ton fils Omar. Le visage du père se crispa, devint blanchâtre. Les maisons parurent rouler en cascades jusqu'au port et le ciel se soulever suivant une ligne horizontale noirâtre. Seule la baie demeurait immobile sous son voile épais de brume auquel s'accrochaient toujours des insectes de ferraille. Les yeux du vieux Mahmoud étaient grands ouverts, les pupilles dilatées par un affreux cauchemar. Quelques heures plus tôt, un groupe de défenseurs avaient quitté subrepticement l'enceinte de la cité pour se porter contre les batteries du Dauphin placée du côté ouest du Fort Kalassi. Depuis deux jours, le feu des batteries algériennes ne ralentissait pas et les sorties des fidaiyne se multipliaient pour détruire les ouvrages de l'ennemi, mais celui-ci, sans tenir compte de ses pertes en hommes et en matériels, s'acharnait à avancer les travaux du siège de la capitale. Entre le Fort et La Casbah, c'était également une incessante activité militaire dans le camp algérien pour combattre vaillamment l'envahisseur. - J'aurais dû partir, repris Rezki d'une voix assourdie par l'humidité. Paraissant sortir d'une sorte de torpeur, Mahmoud, en homme conscient et calme comme le connaissaient tous ses amis, parla en dodelinant de la tête, l'air grave: - Je comprends ton inquiétude, Si Rezki. Tu as laissé ta famille là-bas ; elle aussi s'inquiète de ne pas te voir de retour. Peut-être qu'elle a déjà appris ce qui se passe ici. Peut-être que ta région n'est pas non plus épargnée par l'ennemi et que l'on se prépare à lui résister...Mais tu verras: tu ne seras pas de trop ici...Nous sommes vieux, toi et moi, mais ne penses-tu pas que nos artères soient de fibres pures pour tenir longtemps encore et donner l'exemple à nos jeunes? Le vieux paysan eut un petit sourire malicieux comme pour dire: «Pourquoi pas?» Le vieil Algérois considéra son ami avec satisfaction et poursuivit: - Tu le sais, mon cher Si Rezki, Sidi Fredj a été assassiné, le village de Staouéli rasé, la population de Sidi Khalef massacrée. Tu as bien entendu Si Salah dans ma boutique. Il a attesté que les fellahs, les habitants des villes et des bourgades participent spontanément aux combats aux côtés de nos soldats qui ont repris courage après les premiers revers dus à la surprise et à la mauvaise coordination des commandements. - Je le sais, reconnut Rezki avec cette fois une note d'insatisfaction dans la voix. Cela doit nous inciter à nous unir comme autrefois... Après un temps, il s'exclama, les joues en feu: - Il faudrait lever une armée populaire qui se dresserait contre le conquérant ! Notre pays, ce ne sont pas les chacals qui nous le prendront! Nous avons des hommes braves et intelligents dans l'Est comme dans l'Ouest! Nous en avons de pareils dans le Nord et dans le Sud! - Notre histoire et notre civilisation ne seront pas détruites au seul coup de canon! appuya Mahmoud avec une grimace haineus contre la mer. Soudain perplexe, Rezki fit claquer sa langue: - Nous sommes encerclés! Regarde! Là-bas, les vaisseaux et, derrière la ville, toute l'armée ennemie avec ses canons, ses bataillons, ses généraux! Mon Dieu, d'où nous vient ce malheur? Il jeta un regard circulaire plein de dépit; - Je suis tombé dans un piège! Dans ma Kalaa, j'aurais été plus libre, je te le redis! Et comme dans une idée fixe de père de famille économe, il ajouta: «Tout ce que j'ai acheté va pourrir. Je n'avais pas prévu la guerre.» - La paix, la guerre, dit Mahmoud d'une voix grasse, presque à mi-voix, c'est égal après tout. Une guerre juste, c'est toujours la paix. Il faut combattre!...Tous ceux qui sont au Fort et le long des remparts savent que la vie ou la mort d'Alger dépend d'eux, d'eux seuls! - Je ne suis pas savant, répartit Rezki. Mais mon bon sens paysan me fait deviner bien des situations. Je crois savoir ce qui va se passer si le Fort cède. Ce n'était pas la première fois que Mahmoud remarquait le visage osseux et buriné de son vieux client et ami. Il se disait: «Le visage de Si Rezki, c'est la terre de chez nous. Un sourire, une larme et ce sont toutes nos racines qui frémissent ...» Et il revit dans son imagination dans une sorte de halo fantastique la beauté sauvage des paysages kabyles, toutes ces montagnes altières et rudes, ces forêts de Yakouren resplendissantes de feuilles argentées, toutes ces fascinantes maisonnettes de terre et de chaume solidairement accrochées au roc des collines et tous ces hommes ardents qui arrachaient à la nature des secrets pour une existence plus vigoureuse. - Ne t'en fais pas, mon cher Si Rezki, dit le vieux commerçant. Nous aurons sûrement besoin de tes provisions ici même. - Ah! fit Rezki en proie à une irritation soudaine. Quoi donc! Tu trouves motif à plaisanter même en ce moment de malheur...Peux-tu me dire que Hâdj Moh-Akli, notre Amin, n'aurait pas besoin de tous les hommes de la Kalaa pour organiser la défense de nos terres? Peux-tu m'assurer que l'ennemi n'a pas déjà commencé à brûler nos oliveraies et à détruire nos maisons? - Comme je te comprends! lâcha Mahmoud, profondément au regret. Sur les terrasses, des silhouettes s'animaient dans les lumières falotes des lampes à huile et des cierges multicolores: des hommes, des femmes, des enfants faisaient des signaux marquant leur impatience d'agir ou leurs encouragements aux volontaires. Ils enjambaient le rebord des terrasses pour échanger des informations ou des ordres reçus des quartiers plus proches de Bab-Azoun ou de Bab el-Oued et qu'il fallait transmettre à tous les quartiers de Bab el-Djedid pour parvenir, enfin tout en haut de la Citadelle, aux hommes de garde postés dans les tours. Les écoles ayant fermé leurs portes depuis l'Agression, on confiait ces missions aux jeunes adolescents dont le caractère cherchait à s'épanouir par une belle action patriotique. Au quatrième jour du siège, chacun mesurait avec une grande gravité l'inertie apparente de l'envahisseur qui se retranchait, de jour comme de nuit, derrière les premiers murs qu'il avait élevés et qu'il ne cessait de consolider. On savait ses lignes de communication entre ses batteries; elles consistaient en sentiers avec un bourrelet de chaque côté, surmonté de haies d'aloès et d'arbustes sauvages. Plusieurs volontaires s'étaient risqués audacieusement jusque-là pour le frapper. Même les femmes étaient animées d'une vive ardeur pour participer à la résistance; elles assistaient les combattants, les unes en soignant les blessés, les autres en vérifiant les munitions et les armes de fortune: couteaux, pioches, sabres, fusils, boulets, haches, pilons. Chaque famille se saisissait de tout ce qui pouvait être utilisé comme arme et s'apprêtait dans un élan fiévreux à livrer sa bataille d'Al-Djazaïr. - Il faut nous organiser sérieusement, grommela Rezki en serrant le poing sur son bâton. - Le peuple est décidé à seconder son armée qui est demeurée fidèle à la patrie, dit Mahmoud d'un ton solennel en ajustant son chèche jaune. Nos fils combattent dans le Fort, d'autres renforcent la défense dans le Môle. - Mais dis-moi, c'est ça nos armes? - S'il le faut, nous combattrons les mains nues! s'écria l'hôte. Nous montrerons encore une fois que le peuple est capable de se défendre même s'il n'a pas été armé. - Tais-toi ! homme, lança une voix de femme dans une chambre proche de la terrasse. Les murs ont des oreilles...