Souvent, la tentation est grande de suivre, pas à pas, le cheminement de certaines individualités qui nous sembleraient si définitivement tranchées dans l'histoire des civilisations. En vérité, elles se font opaques à volonté dès qu'il est question d'en éclaircir le contour. A titre d'exemple, est-il possible de comprendre de quoi est fait le génie créateur d'Albert Einstein en prenant appui, uniquement, sur son propre environnement familial et social, celui-là même qui l'avait au départ jugé comme un attardé mental ? Parfois, le seul talent d'un homme fait changer le cours de l'histoire, comme le dit si bien André Malraux, quelque part, dans ses Antimémoires. Pour ne prendre que l'exemple du monde du langage et des langues en général, tous les véritables passeurs de belles choses, c'est-à-dire, les traducteurs font partie de ces individualités qui, en dépit de leur marginalisation, donnent une tonalité exceptionnelle au travail de l'esprit. En effet, selon la juste expression du linguiste Georges Mounin, « les traducteurs sont de la piétaille » aux yeux d'une certaine classe d'intellectuels. Le grand, sinon l'immense Hunayn Ibn Ishaq (809-877) a été, à lui seul, un véritable phare en la matière sous le règne éclairé de la dynastie des Abbassides de Baghdad. La palme d'or lui revient pour cette belle discipline dont il fut le maître incontesté même si, selon les historiens, Khaled Ibn Yazid en fut le précurseur au tout début de la gouvernance omeyyade. Hunayn Ibn Ishaq, ophtalmologue de renom, reste surtout connu comme traducteur vers la langue arabe des œuvres scientifiques et philosophiques grecques, coptes, syriaques et autres. A un moment où les califes, tour à tour, songeaient à élargir l'espace de l'empire musulman, en direction de l'Extrême Orient comme de l'Occident, il se mit à élargir l'espace du savoir, pièce maîtresse de tout processus de civilisation. Al Mamoun, ce calife abbasside si avisé, qui le tenait en grande estime, le rétribuait pour ses contributions. Et de quelle manière ! Il lui donnait l'équivalent en or du poids des pages traduites dans les disciplines classiques touchant aux mathématiques, à la médecine, à l'astronomie, à la botanique et aux autres questions du savoir de l'époque. Dans l'Andalousie du XIIe siècle, Gérard de Crémone (1114-1187) entreprit le même travail à Tolède. Considérant la splendeur et le rayonnement de la civilisation de l'Islam de l'époque, il comprit dès le départ que seul le savoir est à même de donner un visage vraiment humain à l'Europe d'alors. On mourait encore de la peste noire et les relents de l'An Mil à travers toute l'Europe ne pouvaient être repoussés que par les connaissances acquises auprès de leurs véritables détenteurs dans l'Andalousie d'alors. Une fois la langue arabe maîtrisée, à Tolède, il s'attela à la traduction des grandes œuvres de l'esprit, tout principalement celles ayant trait au savoir médical et à la logique. Ainsi, devaient donc transiter de l'arabe vers le latin, langue véhiculaire du savoir en Europe à l'époque, les écrits du grand chirurgien andalou, Al Zahrawi, et en premier lieu son ouvrage La pratique ainsi que le célèbre Canon de la médecine d'Ibn Sina et la Compilation médicale de Rhazès et tant d'autres écrits hautement scientifiques de savants musulmans. A lui seul, Gérard de Crémone traduisit plus de soixante-dix ouvrages qui devaient révolutionner, dans l'Europe du Moyen-âge, toute l'approche scientifique et tracer le chemin vers le monde de la Renaissance. On ne peut s'empêcher de dire que cette individualité, bien européenne, a été l'égale de celle de Hunayn Ibn Ishaq. S'agit-il donc d'une préscience du futur qui serait à l'origine de ce potentiel de créativité chez certains hommes se démarquant du commun des mortels ? En fait, ces deux lutteurs taoïstes qui surent « faire sortir le loup de sa tanière », celui du sens véritable, nous auront appris que la traduction, en tant que telle, ne prend véritablement corps, forme et impact qu'en présence d'un projet de société.