La famille résulte d'une lente évolution d'un groupe primitif étendu, le clan, vers le régime du patriarcat. Celui-ci repose, comme on le sait, sur un ensemble de privilèges et de droits conférés aux hommes et dont les femmes sont victimes. Depuis les Romains et sur le pourtour de la Méditerranée, le patriarcat, régime de domination de l'homme au sein du groupe domestique, a imprégné toutes les formes d'organisation de la famille. Chez nous, en dépit de la Constitution, qui reconnaît l'égalité entre tous les citoyens, la loi institue l'assymétrie des droits et des devoirs entre les conjoints. Ainsi, l'homme a le droit de choisir librement son épouse, de la répudier lorsqu'il le veut, d'exercer seul l'autorité parentale, d'exiger l'obéissance de son épouse, de prendre plusieurs épouses, de transmettre sa nationalité à ses enfants. En creux, les non-droits de la femme/épouse. Il lui faut un tuteur pour se marier, elle ne peut se séparer de son époux que sous conditions, elle ne partage pas l'autorité parentale ; en revanche, en cas de répudiation elle part avec les enfants. Elle est soumise au droit d'obéissance. Elle ne transmet pas sa nationalité à ses enfants (droit acquis en Tunisie en 1957 !). Nous devons nous interroger sur les conséquences pour l'individu, la famille et la société d'un tel régime d'organisation des rapports sociaux et des rapports familiaux. 1- L'évolution du mariage et de la famille La famille est fondée sur le mariage, modalité pacifique de l'échange des femmes entre les groupes humains, « un contrat ritualisé qui gomme toute violence ». Certains rituels de mariage, de simulacre d'enlèvement lors des cérémonies de mariage, en usage encore chez nous, rappellent que cet échange n'a pas toujours été exempt de violence. Dans l'inconscient collectif, il tient encore du rapt et du viol (confère certaines pratiques de la nuit de noces) Le modèle traditionnel du mariage s'organisait dans la logique de la domination masculine. En épousant des femmes jeunes, des femmes-enfants, moins instruites ou pas instruites, totalement dépendantes économiquement, les hommes de l'ancien temps s'assuraient à peu de frais les moyens d'exercer leur autorité sur leurs épouses. La moyenne des écarts d'âge entre les époux, calculée pour les années 1900, 1908 et 1910 pour les femmes mariées de moins de 15 ans, donne 14 ans et 17 ans (Kateb, dans son étude sur le mariage traditionnel en Algérie : 1876 - 1998), les répudiations sont évidemment fréquentes. Dans les années 1920-1950, les taux de divorce, rapport entre les divorces et les mariages de l'année, sont extrêmement élevés, 30 à 40 divorces pour 100 mariages. Après l'indépendance, ces taux vont fortement baisser pour se situer en moyenne à 15%. Il est clair que les hommes disposaient et abusaient du pouvoir de changer fréquemment de partenaire sexuelle. J. Lizot dans une étude sociologique d'un village rural algérien (Mitidja) relevait que certains chefs de ménage avaient contracté jusqu'à 7 mariages successifs. Compte tenu de la pyramide des âges, les hommes plus âgés étant moins nombreux que les femmes plus jeunes, il se créait ainsi une pénurie relative d'hommes sur le marché matrimonial qui poussait à la polygamie. Il y a plus de femmes que d'hommes à marier. De nos jours les conditions du mariage sont en transformation profonde. L'instruction des filles, leur accès au travail rémunéré modifient le rapport des forces sur le marché matrimonial. Le nombre de femmes qui travaillent ou qui cherchent un emploi, 1 251 361, soit 14,2% de la population active, est en très forte progression. Il pourrait s'élever rapidement, si l'offre d'emplois venait à s'élargir. La notion de marché matrimonial désigne l'espace social, encore partiellement contrôlé par la famille, dans lequel les hommes et les femmes se présentent à la recherche du conjoint désiré. Sur ce marché, au cours de la transaction matrimoniale, sont échangées « des valeurs matrimoniales » comme l'âge, le niveau d'instruction, la situation et l'origine sociale. Cette figure « du marché » à laquelle ont recours les sociologues, à la suite des économistes, exprime l'idée d'un rapport d'échange de ces valeurs, échange qui tend à être équivalent. Ainsi, l'écart d'âge moyen au mariage, qui était de 5,8 ans en 1948, s'est réduit à 3,7 en 1998. L'âge au mariage est passé de 20 ans pour les femmes à 29 ans en 2000. Les conjoints ont ainsi des caractéristiques semblables : âge au mariage, niveau d'instruction, origine sociale, profession, qui ne permettent plus objectivement la domination de l'homme et l'inégalité au sein du couple. L'instruction des filles a été le facteur décisif de ces changements. Le fait que les parents, les pères en particulier, réagissent favorablement à la scolarisation de leurs filles, témoigne que ces changements sont désirés. 67% des parents souhaitent une scolarisation longue pour leurs filles (ONS 2001). Le célibat des femmes, notamment pour les diplômées, devient significatif, prend un sens nouveau. Il est clair que le mariage n'est plus une fin en soi, un destin social, et que le conjoint est désormais recherché en premier lieu pour ses qualités personnelles. Les femmes sont aujourd'hui globalement mieux armées pour choisir leur conjoint et influer sur les rapports familiaux. Dans les familles engagées dans ce processus de changement s'instaurent de nouveaux rapports, plus égalitaires, plus affectifs aussi. Les parents, les pères notamment, s'impliquent davantage dans l'éducation des enfants. Le contexte est celui de l'émergence de l'individu, du désir de s'affranchir de la tutelle du groupe du besoin d'aller vers l'expression de sa propre subjectivité. La révolution sentimentale est en marche, comme l'écrivait l'historien de la famille W. Shorter. La logique conjugale s'impose contre la logique familiale. L'émergence de ce modèle familial ne plaît pas à tout le monde et les conservatismes politiques et culturels se mobilisent pour en organiser l'échec. Il est clair que l'autoritarisme politique trouve son compte dans l'autoritarisme familial. 2- Les violences contre la famille Ces changements profonds qui signalent l'émergence de la famille moderne, égalitaire et démocratique, sont encore insuffisants à éliminer totalement l'héritage du passé patriarcal et entraîner toutes les familles dans le mouvement de modernisation. L'ordre patriarcal maintient encore son influence sur les mentalités et les familles. Pour beaucoup de femmes, d'adolescentes, de parents, la famille est un lieu de souffrance et d'oppression. Elle est le lieu clos où se déroulent la violence maritale, les violences physiques, psychologiques et sexuelles. On ne dispose pas d'enquêtes globales comme celles réalisées en Europe concernant les violences à l'égard des femmes. Il existe néanmoins quelques données d'enquête partielles qui indiquent l'ampleur et la gravité du problème. Le docteur Kaious, médecin légiste au CHU Ibn Rochd, avance que 40% des femmes mariées entre 36-39 ans seraient sujettes à des violences conjugales (les femmes au foyer sont plus souvent battues que celles qui travaillent). Une enquête par sondage, réalisée par le collectif Maghreb égalité (2000), établit qu'un tiers des femmes interrogées déclare avoir subi des violences. Plus récemment, une enquête réalisée par l'INSP, auprès des services hospitaliers, de police, de gendarmerie, qui porte sur près de 10 000 cas de violences, révèle que dans la majorité des cas le mari est l'auteur des violences. L'âge moyen des personnes battues est de 32 ans, les extrêmes allant de 1 à 93 ans. Cette violence s'exerce sur l'épouse, accessoirement sur les enfants et les adolescentes victimes aussi de viol. Désormais, les enfants battent leurs parents, reconnaît un rapport de la gendarmerie. L'autorité reconnue aux hommes sur les femmes est à l'origine de ces violences familiales. Plus de la moitié des hommes interrogés par l'enquête du collectif Maghreb égalité pense que les hommes ont le droit de frapper leur épouse (art. 19 du code de la famille : l'épouse est tenue d'obéir à son mari). Il y a donc un exercice socialement admis de la violence, une relation entre la violence des hommes et leur statut culturel et juridique reconnu par le code de la famille. Les facteurs sociaux : chômage, paupérisation, exclusion, prennent aussi leur part dans le déchaînement de la violence familiale. La famille est naturellement en interaction avec la société, une situation sociale qui se dégrade, dégrade les rapports familiaux. Contre les atteintes graves à l'intégrité physique et morale des personnes, dont sont victimes les femmes, épouses, filles, sœurs, au sein même de leur propre famille, rien, ou presque, n'est fait. Le sujet est évidemment tabou. Il n'existe pas de consensus social pour condamner les violences. Dans de nombreux pays des dispositifs ont été mis en place pour lutter contre cette violence et la sanctionner sévèrement. Le premier pas est cependant de la reconnaître. Les Espagnols ont récemment décidé d'affecter un magistrat directement rattaché au procureur général de l'Etat pour connaître des cas de violence conjugale. En outre, la loi prévoit un durcissement des peines. Les menaces même légères, « si elles sont proférées en brandissant une arme ou un objet potentiellement dangereux », seront punies de 3 à 5 ans de prison. La violence domestique en Europe concerne une femme sur cinq. Les tabous sont levés, l'opinion publique, les hommes politiques sont appelés à agir. Il faut reconnaître les torts de la société à l'égard des femmes et les réparer, s'attaquer aux sources de cette violence. L'historien et islamologue Houari Touati. « Des femmes et de leurs tuteurs putatifs », El Watan du 7 septembre 2004, a magistralement démontré l'absence d'arguments religieux sérieux chez ceux qui s'opposent à une reconnaissance des droits de la femme. A défaut d'ouvrir des perspectives à la société, cette opposition a cependant le mérite de soulever la question de l'autorité théologique. Dans notre pays, quelle est l'instance compétente pour définir la doctrine en matière religieuse ? Qui est porteur du discours religieux légitime ? Le patriarcat est un système de domination des femmes par les hommes vieux comme le monde et universellement instauré. C'est l'ordre naturel, nous dit-on. De nos jours, la plupart des pays ont gommé de leur législation toute trace de discrimination envers les femmes. Il reste néanmoins à les effacer des mentalités, société et famille sont en interaction. La société sera à l'image de la famille que nous voudrons, démocratique ou autoritaire et inégalitaire. On ne peut être démocrate dehors et dictateur à la maison !