Les enfants de la capitale des Hauts-Plateaux algériens sont chez eux ici. On en dénombre 60 000. 90 000, en corrigent d'autres. Ils avaient tous les yeux rivés à la télévision lors du dernier match de finale de coupe arabe qui avait opposé, en mai dernier, l'Entente de Sétif à son homologue jordanienne. Ils sont tous sortis, fanions de l'équipe et drapeaux algériens en main, et abusé de klaxons après le succès de l'équipe des Aigles noirs ; c'était la fête au centre de la cité et partout dans les quartiers de la ville et dans les foyers d'origine algérienne. Le lien avec le pays des ancêtres était fort. On décompresse comme on peut. La ville peu rompue à l'exubérance méditerranéenne était ébranlée par les « One-two-three, viva l'Algérie », mais fit avec. Lyon, surnommée jadis la brumeuse, apprend à se défouler, c'est un pas vers la métamorphose que connaît le chef-lieu de la région Rhônes-Alpes. « La ville doit se décomplexer », dira d'emblée Stani Chaine, artiste lyonnais proche de la rive sud rebelle à toute forme de dépendance parisienne. « Notre ville doit se construire par elle-même une identité politique propre ; Lyon sous-préfecture internationale, c'est fini ! L'Etat centralisateur, c'est terminé ! » Et d'ajouter : « Nous n'avons pas que la gastronomie et l'Olympique de Lyon, la ville des eaux qui se refuse à tout ce qui est spectaculaire, c'est beaucoup plus consistant que cela ! », avant de nous proposer une balade au quartier huppé de la Croix rousse, royaume des anciens tisserands, situé en colline douce dans la presqu'île de l'ancienne capitale de la Gaule, au confluent des deux fleuves, le Rhône et la Saône, veines nourricières d'une cité de deux millions d'habitants, entourée de platanes séculaires et d'immeubles tout en verre, tournés eux vers le business et tout ce qui a trait aux paramètres de l'économie mondialiste. « A côté de la vieille ville aux façades austères des premier et sixième arrondissements, nous sommes en quartier Bobo », avertit Manuelle, membre active du mouvement associatif et d'expliquer que le terme Bobo veut dire bourgeois- bohème dans l'expression locale. « Lyon est la plus belle ville au monde ! C'est l'Unesco qui le dit, pas moi », clame-t-elle. Mais, comme toute femme belle qui a des choses à cacher, l'ancienne capitale mondiale de l'horticulture où furent découverts des milliers d'espèces de fleurs, la troisième ville de France en termes de population, ne montre pas tout, et notamment ses parties dévalorisantes ; parmi celles-ci, ces quartiers-ghettos ou encore « quartiers ethniques », comme les appelle Mehdi Benachour, membre influent du Slam français. « Méfiez-vous des apparences trompeuses, avertit-il, il y a du bon dans cette ville qui s'éveille à l'ouverture tous azimuts, mais où il y a aussi du détestable, hélas ! » Le jeune Lyonnais de deuxième génération – son grand-père, ancien ouvrier chez le constructeur de camions Berliet était arrivé en France au début des années 1960 – explique que ces fameux quartiers devenus communautaires par la force des choses et des préjugés nourris à la mamelle raciste, étaient construits à côté des usines à forte demande de main d'œuvre étrangère et notamment maghrébine. Avec le temps et les bouleversements économiques qui se sont produits, ces « anneaux de défiance », comme les définira Mehdi, sont devenus de véritables tranchées de rancœur entre la métropole européenne devenue attractive par la grâce de l'industrie chimique et les industries technologiques innovantes, un poumon de l'Europe de Bruxelles et les banlieues-repoussoir. La grosse agglomération où s'accomplissent les plus grands progrès de la médecine n'échappe malheureusement pas à la poussée d'îlots spontanés de précarité sociale. Il n'y a qu'à voir en périphérie, du côté de Vaulx-en-Velun et de saint-Priest pour s'en convaincre. « La ville invisible » En ces lieux excentrés de l'ancienne ville acquise à l'industrie de la soie aux XVIIIe et XIXe siècles, on est loin du luxe de la basilique de la Fourvière — un chef-d'œuvre de l'art éclectique, de l'Opéra — deuxième en importance de fréquentation de spectacles après celui de Paris – de la maison de la danse – unique dans tout le pays – et du flamboyant parc de la Tête d'or. Il est vrai qu'en araignée souterraine, indifférente et efficace, le métro a fait mieux que tous les autres moyens de locomotion pour écourter les distances et métisser les contacts mais, revers de la médaille, il a rendu « la ville invisible à ses banlieusards », selon l'avis de certaines gens approchées au hasard de nos déplacements dans cet ancien temple de l'industrie cinématographique. Comme tous les métros qui labourent les sous-sols du monde, les visages sont fermés à la communication et les rencontres ne se font pas toujours sur le registre du bon voisinage. On se regarde en chiens de faïence et on ne s'adresse la parole que pour dire : « Laissez-moi passer ! » Les tableaux idylliques d'une ville qui bouscule avec hargne son destin, et qu'on n'hésite pas à montrer dans les prospectus publicitaires, n'ont pas qu'une seule face à montrer. Aux Minguettes, un des cinq sous-quartiers de 2000 ha hérissés de bâtiments sociaux de la ville appendice de Venissieux, d'où étaient parties les grandes manifestations beurs du début des années 1980, les associations font un travail de proximité remarquable auprès des 26 000 habitants de ce secteur dégradé de la commune, mais la tâche est immense au vu des grands problèmes que rencontre cette population, à 85% issue de la communauté maghrébine. « Les bagarres éclatent pour un oui ou pour un non et nous n'avons pas toujours les moyens d'en atténuer les effets. Nous sommes victimes de notre proximité avec le feu, et le feu, ce sont les rejets ouverts ou maquillés qui le proposent », raconte, dépité, Saïd Khemiri, président d'une association de parents d'élèves intervenant principalement dans le milieu scolaire et para-scolaire. L'intégration, un vœu pieux Et de poursuivre : « Je suis Français avant Sarkozy parce que mon père qui a participé pleinement à la reconstruction du pays de De Gaulle est arrivé bien avant son père. Nous continuons, hélas, à cultiver la peur de l'autre, de préférence celui qui vient de la rive Sud », déplore le président de l'association Ailleurs et ici. « Aux Minguettes, des dizaines et des dizaines de voitures ont été brûlées lors des dernières émeutes qui ont ébranlé la banlieue française les mois passés et rien ne dit que ce scénario ne peut se renouveler à la moindre étincelle, et ce sont toujours les mêmes, c'est-à-dire les voisins de l'incendiaire qui, impuissants, verront leur véhicule partir en fumée », indique Aïssa Azzouni. Pour sa part, Kamel Bernouk, responsable d'une section de l'équipement socioculturel au service municipal de la jeunesse, déplore qu'il n'y ait pas plus d'implication des parents dans la prise en charge de leurs enfants. « Venissieux et Vaulx-en-Velun n'arrêtent pas de traîner leur réputation de banlieues chaudes alors qu'il y a des choses positives qui se font grâce, il faut le reconnaître, aux militants de gauche qui ont de tout temps présidé aux destinées de ces communes construites à la lisière des grands pôles industriels », constate-t-il. « En ces lieux de brouillage de repères, pour ne pas dire de perte absolue où l'on est déjà loin de Lyon de Baudelaire le poète, de ses squares et places publiques inondées de verdures et de caresses, la cassure entre citoyens du même pays, nous la vivons au quotidien », ajoute-t-il. A proximité des foyers Sonacotra (lieu d'hébergement des émigrés sans famille et sans horizon) autour des sites d'habitations majoritairement occupés aujourd'hui par les émigrés et leurs enfants, l'homme blanc, qui était pour longtemps la référence, redevient l'homme de couleur. L'identification change de signification et de monde et le français de souche est appelé « Visage pâle » ou encore « fromage » par référence bien sûr au pays de la France, pays du fromage par excellence. « Il ne faut pas se voiler la face, ils ne nous aiment pas et ce qui est encore plus grave au pays de Camus, c'est que ce sont les descendants d'Italiens ou d'Espagnols qui nous manifestent le plus d'hostilité et ce sont eux qui ont voté à très large majorité pour Le Pen et Sarkozy », grimace Saïd, exaspéré par tout ce qu'il voit autour de lui. A ses yeux, l'intégration, telle que souhaitée par certains, reste à bien des égards un vœu pieux. « Les gens qui réussissent c'est de la poudre aux yeux, c'est l'arbre qui cache la forêt et la forêt de nos contraintes est multiforme », explique-t-il. Chacun affûte son arme et ses méthodes de repli à sa manière. « Nous ne voulons pas qu'on fasse de nous une communauté d'assistés pour nous montrer du doigt par la suite et pour dire que nous ne servons à rien. Dans nos réactions, nous ne faisons que répliquer aux attaques dont nous sommes régulièrement les cibles désignées », répondent quelques jeunes rencontrés aux bas d'immeubles de Villeurbanne, défigurés par des graffitis, l'autre grosse banlieue pratiquement rattachée aujourd'hui à la capitale du centre de la France. Dans le pays d'Azouz Begag, le désormais ancien ministre à l'Intégration du désormais ex-gouvernement Villepin, le bidonville de naissance qu'il décrivait remarquablement dans son livre-témoignage. Le Gone du châaba n'existe plus mais la méfiance (même non exprimée) entre communautés juive, arménienne et arabe notamment, n'est pas totalement dissoute dans la fantastique refondation urbanistique de cette cité en devenir constant, une cité qui tente de disputer la vedette à sa grande sœur des deux fleuves. En quelques mots, la ville « Patrimoine mondial de l'humanité », la cité de l'abbé Pierre, de l'empereur Claude, des frères Montgolfier, des frères Lumière, de André-Marie Ampère, de Joseph-Marie Jacquard, de Claude Bernard, de Bernard Pivot, de Mermoz, de Raymond Barre et de Michel Noir n'a pas quitté ses vieux démons. Certes, de l'avis de tous, on vit mieux à Lyon que dans les autres grosses agglomérations françaises, le dynamisme économique et culturel est palpable dans « cet immense couloir des industries de pointe », mais les réflexes de conservatisme et de défiance vis-à-vis des « gens d'en face » semblent défier toutes les politiques audacieuses en matière d'égalité des chances et d'intégration réussie pour tous. Il y a encore du chemin à parcourir.