Sur le thème de l'exil, un festival percutant de théâtre contemporain. Invité en tant qu'auteur, Mustapha Benfodil rend compte ici de sa richesse.Y a-t-il trop d'étrangers dans le monde ? ». Une affiche frappée de cette question saugrenue et provocante tapissait les murs et vitrines de Grenoble, ville où, pour mémoire, Kateb Yacine vécut. Certaines âmes paranoïaques ou candides ont cru qu'il s'agissait d'une campagne anti-immigration, l'un des « effets secondaires » du phénomène Sarkozy. En fait, c'était le libellé d'un festival tenu du 29 mai au 2 juin. Connu sous le générique « Regards Croisés », il en est déjà à sa septième édition. L'initiative est le fait de professionnels du théâtre activant au sein d'un comité de lecture de théâtre baptisé « Troisième Bureau ». D'année en année, ce festival s'attelle à explorer les dramaturgies contemporaines et les nouvelles écritures théâtrales. Jusqu'à l'an dernier, le principe consistait à zoomer par pays. En 2003, le théâtre algérien fut à l'honneur. Cette année-là, carte blanche était donnée à des auteurs aux pièces méconnues en Algérie pour la simple (et absurde) raison qu'elles n'y sont pas jouées ou très peu, entre autres celles de Aziz Chouaki, Arezki Mellal, Habib Ayoub ou encore Hadjar Bali. Cette fois, les organisateurs ont voulu confronter plusieurs dramaturgies au thème de l'Autre, d'où la question-titre : « Y a-t-il trop d'étrangers dans le monde ? ». Formulée à l'origine dans l'émission « Le tribunal des flagrants délires » sur France Inter, du redoutable Pierre Desproges. Bernard Ganier, figure de proue du « Troisième Bureau », dira que « l'intention était de questionner l'actualité par le prisme théâtral en s'attaquant à une réalité de plus en plus préoccupante en France et dans le monde : celle du rapport à l'étranger, intrus si familier auquel le nouveau président français dédie tout un ministère pour l'avoir à l'œil ». Pour sélectionner les pièces, le comité de lecture a eu du pain sur la planche comme l'avoue Mireille Losco-Lena, professeur d'art dramatique à l'Université Stendhal-Grenoble 3. Cinq auteurs ont été choisis : Mohamed Rouabhi (France), René Bizac (Belgique), Naomi Wallace (USA), Motti Lerner (Israël) et nous-mêmes. Le théâtre comme asile Grenoble a vécu donc au rythme des tirades fusant du Théâtre 145, lieu des lectures. Le coup d'envoi fut donné avec une pièce très forte de Mohamed Rouabhi, auteur dramatique de parents algériens immigrés. Sa pièce el Menfi a été écrite en 1999 à Ramallah. El Menfi traite des destins épars de quatre personnages aux prises avec leurs déboires existentiels, eux qui sont tous peu ou prou déracinés. L'un d'eux, poète palestinien au nom évocateur, John Jalid Jaber, a grandi aux States avant de perdre la vue à Beyrouth, où il était correspondant de guerre lors du siège de 1982. Il y a aussi le personnage d'une journaliste franco-algérienne dont le père a disparu à Paris lors des événements du 17 octobre 1961. Ou encore ce jeune Algérien qui quitte la banlieue parisienne pour l'Afghanistan. Les scènes sont courtes, vives, incisives. Dans le débat, Arezki Mellal, guest-star du festival, précise que le mot arabe « el menfi » ne signifie pas « exilé » mais « banni », ce qui restitue la problématique du festival. L'exil, est-il forcément un choc des nationalités ? N'est-on pas, parfois, plus exilé chez soi que dans un pays plus compatible avec notre idéal de vie ? mercredi 30 mai, le festival a enchaîné sur notre pièce, Clandestinopolis. Cloué à l'arrière d'un tramway quelque part dans une ville européenne, au bord de la Mer du Nord, Destin n°711968, alias Hippolyte Wetters, ne bouge pas de sa place durant trois jours. L'homme guette désespérément la montée de son unique fille Adeline. Mais celle-ci est morte, elle s'est suicidée par sa faute, lui qui a tout fait pour la séparer de son amoureux, Slimane, un steward algérien qui a débarqué dans sa vie après que sa compagnie eût crashé. Sous une forme foisonnante et baroque, les unités conventionnelles d'espace et de temps sont bannies et le fil de la narration éclaté. Dans la distribution, figurait le doyen des comédiens grenoblois, Jean-Marie Boëglin. Son engagement pour l'indépendance de l'Algérie lui avait valu une condamnation à mort. Après l'indépendance, il prit une part active à la création du TNA, où il mettra en scène en 1967 Le foehn de Mouloud Mammeri. Côté assistance, notons la présence d'Assia Dib, fille de Mohamed Dib, l'artiste-photographe Halim Zenati ainsi que le formidable humoriste Ali Djillali. Le troisième soir, ce fut au tour de René Bizac avec une pièce intitulée François Maillot. D'un humour fin et d'une force poétique époustouflante, René Bizac nous sert l'histoire, semble-t-il vraie, d'un immigré marocain, Ali Benami, qui n'hésite pas à usurper l'identité d'un certain François Maillot pour régulariser sa situation. Il se confectionne bientôt une nouvelle vie avec, à la clé, une personnalité taillée sur mesure. Il s'inventera ainsi une enfance toulousaine. Il apprend par cœur quantité de proverbes et de dictons du midi et nombre de recettes « so frenchy » de cuisine. Il se montre tatillon sur la langue française. Bref, Ali Benami est un fin mythomane et sa duplicité lui assure une vie tranquille couronnée par une grosse promotion chez General Motors. Et voilà qu'un jour on découvre le pot aux roses. Ali François Maillot finit par se suicider en prison, sans rien renier de son… « reniement ». En filigrane, la pièce confronte les effets de la mondialisation avec la nécessité de s'ancrer quelque part. Traité d'antisémite ! Quatrième pièce, Le meurtre d'Isaac, véritable brûlot contre la société israélienne, Motti Lerner, qui fait partie d'une élite minoritaire de pacifistes en Israël et oppose une contestation féroce à la politique israélienne. L'histoire a pour arrière-plan l'assassinat du Premier ministre Itzhak Rabin en novembre 1995 et se passe dans un asile psychiatrique, en fait un centre de traitement au stress post-traumatique où une douzaine d'éclopés loqueteux crachés par une guerre qui perdure depuis 1948, entrent dans un huis-clos infernal. Construite sur le mode de la mise en abîme, la pièce invite les patients de l'asile à monter un psychodrame à partir de leur tragédie personnelle. Ainsi se profile le Moyen-Orient et ses insolubles contradictions mixées en un cocktail explosif, qui met à nu la société israélienne et alterne rabbins racistes, politiciens fascistes, colons extrémistes, pacifistes marginaux et un Itzhak Rabbin aux prises avec son assassin, Yigal Amir. « Si Israël ne s'était pas inventé un ennemi extérieur, nous nous serions entretués », ironise Motti Lerner. L'auteur souligne que la pièce n'a jamais été jouée en Israël « bien qu'il n'existe pas de censure officielle chez nous. La Knesset a consacré une session spéciale pour condamner ma pièce lorsqu'elle a été montée en Allemagne. J'ai même été traité d'antisémite ! », confie l'auteur. A la fin du débat, Bernard Garnier a lu un texte d'Arezki Mellal, écrit spécialement pour Motti Lerner. L'auteur algérien a exprimé la gêne « primaire » qui s'était emparée de nous en entendant dire qu'un « auteur israélien » sera là. C'était avant de connaître Mottiet son œuvre. L'autre dimension du désir Naomi Wallace est de la même pâte. Sa pièce In the heart of America (Au cœur de l'Amérique) clôt le festival en apothéose. Une pièce dure, là aussi. Très critique envers l'Amérique de Bush, elle confronte les destins de Craver, Fairouz et Ramzi. Ce dernier, Palestinien né aux USA, s'engage dans les rangs de l'armée US durant la première guerre contre l'Irak, pour arracher son « américanité » et se faire reconnaître comme citoyen américain. Sa sœur, elle, ne rêve que de Palestine. Ses mots sont truffés d'arabe et ses références culinaires palestiniennes. Craver, lui, ne parle que de B52 et autres armes, avec un incroyable souffle lyrique conférant à l'arsenal militaire une puissance érotique. Travaillant sur « la force politique du désir » comme dirait Deleuze, elle établit un parallèle saisissant entre la perversion militaire et la perversion sexuelle. A propos du thème choisi, l'auteure dira avec une foudroyante simplicité : « Je me lève le matin, je vais au travail et je paie mes impôts. Certains puisent dans mes impôts pour financer des bombes qui vont exploser qui en Irak, qui au Liban, qui à Mogadiscio et tuer des gens que je ne connais pas et qui ne m'ont rien fait. A partir de là, moi je me sens concernée et mon rapport à cette guerre devient intime. Ma résistance est donc quelque chose de simple ». Le festival a choisi de s'attaquer à des questions lourdes, éminemment politiques, mais avec les instruments du théâtre. Signalons que parallèlement au festival, le prix des lycéens concernant une palette d'autres textes a été attribué à celui de la pièce 1962 de l'Algérien Mohamed Kacimi. Nous ne savons toujours pas s'il y a trop d'étrangers dans le monde. Mais durant cette belle semaine à l'ombre du Vercors, il y avait, en tout cas, pas mal d'Algériens à Grenoble. Consolons-nous donc : le théâtre algérien s'exporte bien, lui qui est souvent étranger sur ses propres tréteaux.