C'est géométrique, chaque surface possède son centre de gravité et donc chaque pays aussi. Un centre géographique plus exactement puisqu'il ne tient pas compte des différentiels d'altitude mais uniquement du périmètre. Les pays développés, toujours prompts à tracer des repères et à organiser l'espace, ont tous calculé le leur et l'ont localisé avec précision, point résultant autour duquel tout est censé tourner. L'Algérie a-t-elle un centre de gravité ? Bien sûr. Où est-il ? Enquête autour du point le plus important du pays. Sud algérien : De notre envoyé spécial Certainement du côté du Club des Pins », répond un cadre rigolard qui a toujours préféré l'arithmétique à la géométrie. « A El Mouradia », répond cet autre, conscient des derniers développements de la guerre des pouvoirs. « Aux Tagarins », répond encore ce dernier, convaincu que depuis Euclide, la géométrie politique n'a pas vraiment changé. Pourtant, avec plus de deux millions de kilomètres carrés, 2 381 740 km2 exactement, l'Algérie est un grand pays, le second de son continent et les 5/6 de son territoire sont couverts par le désert. Le centre de gravité doit donc logiquement se trouver dans le Sahara. Effectivement, il suffit d'intégrer une surface, quelle qu'elle soit, dans un logiciel de géométrie et de le laisser calculer le centre de la surface déterminée. Après, reporter à l'échelle géographique du pays les coordonnées trouvées pour en tirer les coordonnées spatiales au format universel. Résultat : le centre géographique de l'Algérie est situé exactement au point longitude 28 degrés 09'55 Nord et à la latitude 2 degrés 38'39 Est. Et après ? Après, il suffit d'y aller, avec une voiture et un appareil GPS, global positionning system, pour se rendre avec précision sur le point trouvé grâce à la triangulation satellite. Un jeu d'enfant. Si tant est que les enfants ont un permis de conduire et peuvent s'aventurer dans des déserts aussi surprenants qu'imprévisibles. C'est un immense plateau stérile et désolé qui contraste fortement avec les terrains alentours, plaines sableuses molles et jolis ensembles dunaires qui appartiennent aux bordures du grand erg oriental et occidental. Le Tadmaït, double cosmique de la lune A 100 km au sud d'El Meniaâ, un col qui fait grimper la route monotone par une pente soudaine et abrupte de 10%. Puis rien. C'est le Tadmaït, hamada aride dont l'altitude moyenne est de 700 m, sombre, incroyablement plate et totalement déserte. Un seul village sur une superficie équivalente à celle de la Belgique, In Belbel, à l'est, et quelques bases pétrolières entourées d'équivalentes casernes militaires. D'ailleurs, après le col qui signe l'entrée sur le plateau, il y a un point de contrôle militaire, chargé de surveiller l'entrée nord du Tadmaït. Puis le néant, pas âme qui vive, pas une touffe d'herbe sur une longue ligne droite de 150 km. Jusqu'au kilomètre 1111, à la base de Teguentour où le groupe Total a élu domicile pour pomper du pétrole dans ce territoire perdu, à l'abri de Louisa Hanoune. Une caserne militaire et quelques baraquements approximatifs qui jurent avec le sombre plateau vide. Le centre de gravité ? Le vieux hadj descend de sa vieille Mercedes. Il est fatigué. Quelques mois seulement qu'il a monté une station essence et un petit café-restaurant ici, en plein désert, et il veut déjà tout vendre. Très peu de voitures passent par là et en général, elles font le plein par sécurité à In Salah, à 150 km plus au sud ou à El Meniâa, à 250 km plus au nord. Le Tadmaït est dur, il épuise plantes, animaux et humains. Le centre de gravité ? C'est plus bas. Ou plus au sud puisque le plateau est plat comme son nom l'indique. Au kilomètre 1166, c'est Aïn El Hadjadj, source tarie et ancien point de ralliement des pèlerins du Touat et Gourara en partance pour La Mecque, aujourd'hui petite caserne. Nullement préoccupés par le centre de gravité du pays, si les militaires sont là au milieu de nulle part, c'est pour surveiller l'entrée sud du plateau, précisément là où un autre col pointu et un escarpement conséquent barre l'accès au Tadmaït, les autres entrées étant rendues très difficiles par la présence de grandes falaises. C'est la sortie du Tadmaït qui annonce une grande descente se terminant sur la plaine sableuse du Tidikelt, et annonce In Salah à 90 km du barrage. Ce lieu est important. D'ailleurs, tous les jours à 19 h, les militaires ferment la route en posant des fûts et des grosses pierres en travers. Raisons de sécurité. Le centre de gravité ? C'est plus haut, plus au nord, à une vingtaine de kilomètres. Le petit GPS dit qu'il faut revenir. Au kilomètre 1153, il indique que le centre de gravité est à près de 5 km plein ouest. Le temps de trouver une entrée sur le plateau escarpé pour sortir du goudron, et la voiture s'engouffre lentement sur les milliers de petits cailloux noirs qui jonchent le Tadmaït. Il y a quelque chose d'effrayant dans le Tadmaït, cet univers minéral absolument plat sur des centaines de kilomètres, cette paume de main de géant où l'on peut voir la courbure de la terre tellement le regard porte loin, aucun obstacle ne venant barrer la vision. Il y a aussi ces traces inquiétantes de pneus de camions et 4x4 qui n'ont rien à faire ici, sinon qu'ils représentent les nombreux trafiquants d'armes et contrebandiers, étant établi que de ce plateau désespérément vide et central par rapport au pays, on peut atteindre toutes les villes algériennes, Ouargla au nord-est, Béchar au nord-ouest, Reggane ou In Salah au sud en évitant soigneusement les points de contrôle et les lieux habités. Pourquoi un centre de gravité ? Que dire à une patrouille de militaires ou un convoi de contrebandiers pour expliquer sa présence ici, où personne n'est censé passer ? Le centre de gravité ? Pas crédible. En tout état de cause, le point n'est plus qu'à quelques kilomètres. 28°09'55 Nord 02°38'39 Est. La voiture roule à 10 km/h pour ne pas crever une roue sur les petits cailloux noirs, pointus et sournois qui tapissent, à l'infini, le Tadmaït. Plus que quelques centaines de mètres, quelques dizaines, quelques mètres. L'aiguille du GPS s'arrête d'indiquer la direction. Situation ? C'est là. Le centre de gravité. Dans ce plateau totalement dénudé où mêmes les scorpions ne s'aventurent pas, ce point a l'air ridicule et futile. Mais c'est bien lui. Il est là. Le temps de dégager les petits cailloux et de tracer un cercle, et c'est fait. Le centre de gravité est défini. Le temps de monter un Adebni, ces amas de pierres caractéristiques du désert qui indiquent une piste, une source ou tout autre intérêt particulier pour les voyageurs, et le tour est joué. L'Algérie possède maintenant son centre de gravité. Le temps d'y passer une nuit sous les milliards d'étoiles et de voir au loin, les feux de la caserne de Aïn El Hadjaj au sud-ouest et ceux de la base de Teguentour au nord. Le lendemain matin à l'aube, quand le soleil inonde de sa lumière le plateau, le spectacle est saisissant. Paysage lunaire qui ressemble à la fin des temps. A côté, l'Adebni est toujours là. Le centre de gravité n'a pas bougé, ce qui reste rassurant. A l'inverse des centres commerciaux ou des centres de formation professionnels, un centre de gravité n'a aucune utilité pratique, si ce n'est d'organiser l'espace, de le définir, de le maîtriser, de le régler et de le domestiquer. Ces repères géographiques, à l'instar du Tropique du cancer qui passe dans l'indifférence plus au sud à Arak dans le Hoggar ou encore le Méridien Greenwich, qui ne sert pratiquement à rien mais dont le passage est signalé à Mohammadia sur la route d'Oran, sont utiles. Pour savoir où nous sommes dans l'univers, où nous sommes par rapport à la terre et encore où nous sommes par rapport à l'Algérie. Le centre de gravité a-t-il une utilité quelconque ? Peut-être. Situé dans la wilaya de Tamanrasset et dans la daïra de In Salah, il pourrait servir de lieu de visite, de centre de pèlerinage pour tous ceux qui sont perdus dans leur propre pays, ceux qui n'ont plus de repères à l'heure où les positionnements géostratégiques perturbent les sens et les distances culturelles. Il peut simplement servir de point de rencontre pour celui qui veut organiser un rendez-vous très galant dans le désert. Un repère, un site touristique pour la triste In Salah qui s'ennuie toute l'année et qui pourrait en faire un lieu symbolique. Et tirer sa fierté de receler dans son immense territoire de désolation le centre géographique de l'Algérie.