« Le 1er juin 1956, mon ami Benbaâtouche, étudiant en droit, et moi prenons le train à destination de Constantine. Notre contact était Anne-Marie Chaulet, qui deviendra plus tard Mme Salah Louanchi. Elle était surveillante au lycée de jeunes filles de Constantine. C'est elle qui assurera la liaison avec notre convoyeur. Le lendemain, ou peut-être le surlendemain de notre arrivée, en civil, nous sommes sortis par Djebel Ouahch, comme le feraient des promeneurs. Nous avons marché, jusqu'au moment où brusquement nous nous trouvons devant un groupe de moudjahidine, sortis d'on ne sait où. C'était là notre premier contact avec l'Armée de libération nationale. » Dans quel état physique et moral avez-vous trouvé la Wilaya II ? Il faut rappeler que l'offensive du 20 août avait pratiquement libéré la région. C'était un territoire libéré. Je ferai plus tard la description de la situation telle que je l'ai découverte à mon arrivée. Mais je voudrai, auparavant, revenir sur notre parcours et le premier contact avec les moudjahidine et me rappeler qu'après quelques kilomètres, je n'en ai pas le souvenir du nombre, nous avons rencontré un groupe de djounoud, avec à leur tête un chef, un héros de la guerre de Libération nationale : Messâoud Boudjeriou, qu'on appelait « El K'sentini ». Ils nous ont immédiatement pris en charge et je me souviens, disciplinés que nous étions, Benbaâtouche et moi avons sur-le-champ, donné notre première leçon d'hygiène. Nous avions une formation de secouriste et j'avais quand même le plus de ma quatrième année de médecine. Ce qui était frappant, c'est que nous avions été acheminés à travers une zone libre. A telle enseigne qu'à un moment nous nous sommes trouvés sur une plaine et on m'a fait monter sur un cheval, plus ou moins blanc, peut-être était-il gris, et nous avons galopé en plein jour, en plein soleil. Nous marchions en grandes colonnes, sans nous dissimuler, en plein jour, en plein soleil. La zone était vraiment libérée. Puis nous avons rejoint le poste de commandement de la wilaya. En vérité, je ne sais pas s'il y a lieu de parler de PC. Zighoud s'y trouvait, entouré de son état-major. Ils étaient en réunion. Il faut noter que Zighoud avait cette particularité d'être le chef de la wilaya, mais aussi le chef d'une région de la wilaya. Celle-ci était partagée en quatre régions. Lui était en charge de la région d'El Qoll. Autour de Zighoud, il y avait Saout El Arab (Salah Boubnider), Ali Kafi, Ali Mendjeli, Abdelmadjid Kahlrass, Amar Ch'taïbi, Mahdjoub Belaïfa...Ils étaient en conseil. J'apprendrai plus tard que l'objet de la réunion était, d'une part, la préparation de la campagne militaire de l'été 1956, c'est-à-dire que chacun des chefs, que je viens de citer, était en charge de réaliser un véritable programme : embuscades, harcèlement, opérations de sabotage. Le deuxième point à l'ordre du jour était la préparation du Congrès de la Soummam. Comment avez-vous abordé votre vie de maquisard que vous alliez devenir ? Nous avons été bien reçus. Je crois que les uns et les autres nous ont examinés attentivement, mais l'atmosphère était quand même relax. Il faut dire qu'il y avait des camarades que nous connaissions, qui nous avaient précédés. Nous sommes restés à la même place jusqu'à ce que s'achève la réunion. Puis nous avons été transférés, de nuit vers un autre point. Si Ahmed, c'était le nom de guerre de Zighoud, devait se rendre en Wilaya III pour prendre part au Congrès de la Soummam avec Kafi. Quant aux autres, ils se sont dispersés pour aller, chacun de son côté, s'atteler à la réalisation de son programme. Benbaâtouche et moi, nous nous sommes retrouvés avec Kahlrass. Pour la petite histoire, la fameuse photo de Zighoud, coiffé de son célèbre chapeau de brousse, a été prise le jour où nous sommes arrivés dans un endroit qui s'appelle Bou Zaârour. Puis a commencé la vie de maquis, avec pour entrée une épreuve assez dure. C'était un bombardement à coups de canon 105. Après la fameuse réunion, l'ennemi en a pris connaissance. Il repéré le lieu de son déroulement. Ainsi l'armée a encerclé la colline où nous nous trouvions qui était située entre deux forêts. Un matin, alors que nous étions déjà partis, un avion de reconnaissance est arrivé et a jeté une grenade fumigène pour indiquer l'endroit à pilonner. Nous avons traversé un oued, puis nous avons gagné le versant opposé, sortant ainsi de l'encerclement. Ils ont mis le feu à la forêt. Nous étions en juillet. Pour nous qui venions de la ville, nous ne savions pas quelle est l'attitude à adopter en de pareilles circonstances. Tout le monde s'est dispersé. Chacun s'est retrouvé seul. Nous ignorions qu'en cas de bombardement le principe est de se disperser. C'était dur. Quand le pilonnage a cessé, on m'a amené un djoundi qui avait été blessé. Le malheureux avait la fesse complètement arrachée par un éclat d'obus. Il fallait opérer dans les ténèbres, à la lueur d'une bougie. L'intervention s'est passée dans des conditions inimaginables. Etudiant nous avions appris qu'il fallait une salle équipée. J'ai ainsi effectué mon premier acte de chirurgie de guerre. Par bonheur, le blessé était jeune et vigoureux. Il a pu s'en remettre. Il a certes boitillé. Mais il s'en est remis. La Wilaya II se confond souvent avec Zighoud Youcef. Quel souvenir gardez-vous de ce personnage, même si, arrivé en juin 1956, vous l'avez peu connu ? C'est un personnage extraordinaire. Un génie politique et militaire. J'ai eu l'occasion d'animer des conférences à son sujet, j'aimais dire à mon auditoire, que je commence toujours par la fin quand il s'agit de ce héros de la guerre de Libération nationale. Je rappelle toujours « que le monsieur duquel je vais parler, qui est pour moi un génie politique et militaire, est mort à l'âge de 35 ans ». Nous étions donc arrivés à cette première halte dans le massif d'El Qoll. Les responsables étaient en réunion et naturellement on devine immédiatement qui est le chef. « Si Ahmed, par-ci, Si Ahmed, par là ». Son nom était sur toutes les lèvres. On le situe. Il était comme tous les djounoud, vêtu d'un treillis. Mais déjà au physique, c'était quelqu'un d'assez impressionnant. On le croirait fait d'acier. Il avait la peau sur les muscles. Un visage ferme, il était vif, alerte. Léger dans sa démarche, il sautillait presque. Plus tard, j'aurai une idée du personnage. Je ne me rappelle plus comment s'est établi le contact. Mais je me souviens qu'il y avait des chevaux. Un jour, en bas de la colline sur la route, en plein jour, il s'initiait à la conduite d'une motocyclette. Lorsque la séance s'est achevée, nous sommes remontés à cheval vers le bivouac. Il était à la tête du groupe lorsque, tout à coup, il éperonne son cheval qui s'emballe littéralement, tous les autres en font autant. Moi, qui de ma vie n'avait enfourché une monture, excepté le jour de mon acheminement vers le maquis, je leur ai emboîté le pas. Nous galopions, à flanc de colline, sur un sentier muletier caillouteux, étroit d'un demi-mètre environ, fouettés par les branches d'arbustes. je m'agrippais à ma monture. C'était une pente certes, mais nous galopions. Il faut dire que je m'étais assez bien tiré de cette épreuve. Je présume que ça m'a donné « un bon point » à ses yeux. Peut-être voulait-il vous mettre à l'épreuve ? Peut-être voulait-il me juger ou plutôt me jauger. C'était un homme remarquable. L'offensive du 20 août 1955 nous donne une riche matière pour situer le personnage. J'apprendrai plus tard deux choses qui m'ont impressionné. La première est ce jour, qu'on désignait là-bas, sous le nom de youm cheffat (la journée des chefs). Zighoud avait entendu la rumeur populaire qui disait que ce sont les djounoud qui font tout au maquis et que les chefs envoyaient les jeunes et ne participaient pas aux combats. Il a alors convoqué tous les cadres de la Wilaya II. « C'est notre jour », leur a-t-il dit, « je ne veux aucun djoundi parmi nous ». Ils sont descendus dans une région peu boisée, à Sidi Mezghiche, où ils ont tendu une embuscade aux unités de l'armée coloniale pour leurs patrouilles quotidiennes. Ils les ont accrochées. Un seul s'en est sorti indemne. L'unité ennemie a été anéantie. Ils ont récupéré des armes en grande quantité. Puis ils ont regagné leurs bases. La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre. Plus jamais on ne remit en doute la valeur et la combativité des responsables de la wilaya. Vous parliez de deux événements... Le deuxième, je crois que si on ne fait pas de même aujourd'hui, nous ne pourrons jamais gouverner notre peuple. Zighoud avait décidé de créer des assemblées populaires, pour un meilleur encadrement des populations. C'était l'embryon d'une petite administration. Il y avait des juges qui rendaient la justice, il y avait des gens qui s'occupaient de la logistique et du ravitaillement. Mais il voulait confier toutes ces tâches à une assemblée populaire élue démocratiquement. El Nidham (l'Organisation) avait ses candidats. Ils étaient connus et structurés dans le FLN-ALN. Ils sont présentés pour constituer les instances administratives. Il se trouve que dans quelques endroits, on m'en a cité une dizaine, les citoyens ont présenté leurs propres listes. Ils ont voté pour eux, contre les candidats de l'Organisation. Que pensez-vous que Zighoud fit ? Il a entériné le choix populaire. Et c'étaient eux qui devenaient les interlocuteurs d'El Nidham. Cela se passait au début de l'année 1956 ! A partir de là, entre le peuple et l'ALN la confiance était totale et mutuelle. La véritable symbiose s'est effectuée à ce moment-là, plus qu'avec le 20 août. Le 20 août, c'étaient des militants, même en civil, ils demeuraient des militants qui étaient encadrés et qui avaient été sollicités en vue d'une action guerrière. Mais là, c'est le peuple. Militant de fait certes, sans l'être en théorie, car ils sont restés dans la zone que l'ennemi a décrétée interdite. Ils n'étaient pas structurés. C'est extraordinaire. Eh bien, ça s'est passé dans ce pays. C'est exactement ce qu'il faut arriver à faire. Et tant que nous ne l'aurons pas fait, il n'y aura pas de confiance absolue, il n'y aura pas de fusion entre le peuple et ses gouvernants. Selon vous qu'est-ce que le 20 août a apporté pour la wilaya et pour le pays ? Pour la wilaya, c'était une grande victoire, dans la mesure où cette action a libéré pratiquement son territoire. Les Français ontessayé de se réinstaller. Mais nous avions l'avantage de l'espace. Ils ont vite fait de déguerpir au bout de trois ou quatre mois. Sur un plan plus vaste, il faut souligner la rupture totale entre la population algérienne et la population française. Terminé. Entre les deux c'est la guerre. Elle s'est installée. Ce n'est plus une petite affaire de « bandits ». C'est la guerre, le peuple a pris les armes. Je ne parlerai pas de l'ONU et de l'inscription de la question algérienne à l'ordre du jour des travaux de l'Assemblée générale. Au plan militaire, on a constaté que le 20 août a donné un souffle nouveau à l'ALN et à la guerre dans son ensemble. Selon un auteur français qui a établi des statistiques, il note qu'en avril 1955 il y avait 200 actions militaires et après le 20 août, le chiffre est monté à 500 puis à 900 pour atteindre en 1957, la moyenne de 2000 actions et le chiffre de 3000, l'année suivante. L'Oranie dont les maquis ont été décimés au départ, le 1er novembre, avaient repris les actions. Dans les Aurès, car il ne faut pas perdre de vue que le 20 août a été également demandé par le responsable de la Wilaya I, Chihani Bachir, l'offensive du Nord constantinois a desserré les mâchoires de l'étau qui enserrait les Aurès jusque-là. Pour les Français, les espaces rebelles se situaient dans les montagnes des Aurès et de Kabylie. Cela a soulagé les Aurès, et les actions ont augmenté un peu partout. Le 20 août était une action de génie. Elle a coûté cher. C'était la guerre. Elle a été débattue au Congrès de la Soummam ... Certains ont estimé que le 20 août a provoqué une répression qui a fait payer un prix trop élevé par rapport aux résultats qui ont été obtenus. Je ne sais pas quel est le mode de raisonnement qui fait dire ça. Ce n'est pas le mien en tout cas. Je suis par contre d'accord avec ceux qui ont critiqué par la suite la grève des huit jours et sa durée. La capitale était le nœud de connexion. Tout a été détruit. La direction de la révolution, le CCE, a été contrainte de quitter la capitale et le pays. J'admets le principe de la grève. 48 heures auraient suffi. J'avais imputé ceci au caractère que je connaissais fougueux et extrémiste de Abane Ramdane, et puis finalement j'ai appris que cette décision a été initiée par Larbi Ben M'hidi qui aurait soutenu, avec insistance, la durée de huit jours. Ceci malgré l'avis de certains cadres et militants qui estimaient cette durée excessive. Ben M'hidi voulait sans doute infliger à l'ONU, une démonstration éclatante de la représentativité du FLN. Je pense qu'il y avait là une demi-erreur. Pour en revenir au Congrès de la Soummam, ça a été un congrès vivant. Les gens s'imaginent que le texte sorti d'Alger dans la serviette de Abane, tel qu'il avait été rédigé par la commission qu'il avait créée, composée de trois personnes : Ouzzeggane, Chentouf et Lebjaoui, est resté en l'état. Je ne sais pas si on a trouvé l'original, mais je tiens d'un haut niveau de la Wilaya II, cela m'a été dit, les discussions avaient été âpres pour toutes les choses qui ont été décidées par le congrès. C'était un congrès vivant même s'il s'est passé entre six personnes. En décembre 1958, s'est déroulé sur le territoire de la Wilaya II une réunion qui a réuni les chefs des Wilayas I, III, IV, VI, et vous n'avez pas participé ... Voici son histoire. En 1958, nous étions dans une position très difficile, parce que la théorie de récupérer l'armement et les munitions sur l'ennemi était bien belle mais elle n'a fonctionné qu'un moment. Les activités militaires demeuraient, en raison des limites matérielles, très rudimentaires. Nous avions beaucoup misé sur un apport de l'extérieur. Nous avons dépêché des caravanes pour l'acheminement de quelques armes. Mais elles étaient constituées essentiellement d'hommes, et combien d'armes un djoundi peut-il prendre ? Assurément pas des quintaux. C'était très difficile. Les frontières étaient bien gardées, il y avait déjà les barrages électrifiés. Les efforts étaient dérisoires et coûteux en vies humaines. A l'intérieur, l'ennemi réagissait. Il affinait ses méthodes et nous rendait la vie de plus en plus dure. Je ne parle pas de la Wilaya II car, encore une fois, nous vivions en territoire libéré, relativement. Mais dans les autres zones du pays, je pense que c'était très dur. Il y a eu une initiative qui venait apparemment du colonel Amirouche, de réunir les wilaya et d'examiner la situation. Pour ma part en septembre, j'avais été désigné comme membre du GPRA. Mais je n'ai jamais interféré dans les affaires de la wilaya. C'était une nomination symbolique, en tout cas, j'ai pris ça comme tel. Je n'étais pas au courant de la tenue de cette réunion. Un beau jour Saout El Arab et Kafi viennent me quérir et m'apprennent que les délégations des wilayas allaient arriver et qu'ils ont décidé de ne pas assister. Pourquoi ? Parce qu'ils soupçonnaient que c'était quelque chose qui pouvait être interprété comme une démarcation vis-à-vis de l'extérieur et que ce dernier était défaillant, en quelque sorte y compris l'armée des frontières, avec les COM est et ouest (Comités d'organisation militaire). Après analyse, ils ont conclu que ce n'était pas bon. Est-ce qu'ils ont demandé l'avis de Si Abdallah Ben Tobbal ? Je crois deviner que oui. Le fait est que les délégations des wilaysa sont arrivées, que les hôtes ont essayé de faire bonne figure et il m'ont demandé de les représenter et de les excuser . Voilà ce que j'ai pu savoir. Je crois qu'ils avaient aussi des réticences à se réunir avec Amirouche, en raison de l'affaire de « la bleuite ». Mais je pense que c'était parce qu'ils avaient flairé quelque chose de mauvais pour la Révolution. J'y ai assisté en tant qu'observateur, malheureusement lorsqu'on m'interroge sur la question je suis incapable de me souvenir de quoi que ce soit. Je regrette, mais c'est vraiment au-dessus de mes moyens que de me rappeler ce qui s'était dit. Je n'en ai gardé que des bribes insignifiantes. J'avais pourtant rédigé le procès-verbal de la réunion. Vous êtes le seul survivant qui a assisté à cette réunion ... Effectivement, mais je n'en ai pas le moindre souvenir, hormis des détails matériels. La Wilaya II a échappé à la terrible vague des purges. Comment cela a-t-il été possible, quand on sait les ravages qu'elles ont causé dans les rangs de l'ALN ? C'est peut-être une chance, mais personnellement je la mets au crédit d'abord d'un homme que je considère comme un des plus intelligents des chefs que j'ai connus. Je veux parler de Saout El Arab, Salah Boubnider. Mais ce n'est peut-être pas le seul, je suis sûr que Ali Kafi qui était en charge de la wilaya et lui se consultaient, mais aussi avec les autres camarades. Il se trouve que ces gens-là, tous ces chefs étaient aussi des camarades de médersa. Les Kahlrass, les Ch'taïbi, Kafi, etc. Ils se connaissaient parfaitement, ils ont milité dans le PPA-MTLD, ils avaient une confiance entre eux, les uns les autres et ils savaient à qui ils avaient affaire. Je suis sûr que le jour où je me suis présenté il n y a eu aucune suspicion à mon égard. Pourquoi ? Parce que je sais que Kafi était responsable de la médersa où il était et j'avais un grand frère qui était aussi responsable dans cette même médersa de Constantine. Ils se connaissaient, ils se voyaient. En outre, nous étions voisins, El Qoll, El Harrouch étaient proches. En plus, la chance était qu'au niveau de la Wilaya II, je ne sais pas ce qu'il en est des autres wilayas, j'ai appris très vite la hiérarchisation. Que la wilaya était confiée à Didouche Mourad, qu'après Didouche Mourad, s'il tombe, c'est Badji Mokhtar qui doit lui succéder que le troisième était Zighoud Youcef, que le quatrième était Ben Tobbal et que le cinquième était Benaouda. C'était clair, très clair. Badji Mokhtar est mort en décembre 1954 donc c'était Zighoud, qui a succédé à Didouche en février. Sans aucune contestation, sans aucune controverse. C'est ça je crois qui a préservé la Wilaya II des purges. Qu'est-ce qui déterminait cette hiérarchie ? Comment était-elle établie ? Je ne sais pas quand ni comment elle a été établie. Mais l'adhésion était parfaite. C'était comme ça. Il faut remarquer que parmi les « 22 », l'est du pays était représenté pratiquement, par 16 personnes. Et parmi eux il y avait Didouche, Badji, Zighoud, Ben Tobbal et Benaouda. Les cinq faisaient partie des 22. Les cinq étaient en Wilaya II. Tous ont eu le même itinéraire, ils ont fait le maquis avant 1954, ils étaient dans les Aurès, etc. Je ne sais pas si, formellement, il a été décidé de cette hiérarchie quelque part. En tous les cas sur le terrain c'était un consensus indiscutable. Pour en revenir aux purges, elles ont touché la Wilaya III puis a débordé un peu sur la Wilaya IV. Mon analyse personnelle, c'est que nos chefs ont été les victimes d'une ruse de guerre. Car ce n'est pas autre chose qu'une ruse de guerre. Les Français ont jeté le doute dans l'esprit de ces chefs. Ces derniers ont marché. Ça a été terrible. Cela dit il faut toujours rappeler que, de notre côté aussi, nous avons eu notre ruse de guerre, dans l'affaire de « l'Oiseau bleu ». Je crois en mon âme et conscience que Amirouche a été victime d'une ruse de guerre. Allons demander à quelqu'un qui se serait trouvé dans son cas, qu'est-ce qu'il aurait fait ? Personne ne peut répondre. Ce n'est pas après coup qu'on viendra dire « Ah moi j'aurai... ». Alors de ce côté-là, silence ! L'ennemi a essayé de noyauter pareillement la Wilaya II. Un jour on voit débarquer d'un hélicoptère quelqu'un. La population et les djounoud ont vite fait de le capturer. On le fouille et on trouve sur lui une lettre adressée à un chef de secteur de Constantine. La lettre disait en substance ceci : « Bravo, tu continues, le contact, etc. » Une lettre destinée à leurrer celui qui la lit et faire accroire qu'il y a un traître qui renseigne l'ennemi. Qu'est-ce que nous faisons ? Nous apportons cette lettre au chef de zone en question. Il s'appelait Larbi Berredjem. Ce dernier est un vieux militant, mais de peu de formation. Il convoque la personne mise en cause dans la lettre et il l'entrave. Fort heureusement, le médecin de la wilaya arrive. C'était le professeur Toumi, il constate les faits. Sur ce arrive Salah Saout El Arab, il regarde la personne en question s'étonne. C'est un cadre de Constantine. « Qu'a-t-il fait ? Pourquoi est-il attaché ? » Si Larbi tire la lettre et lui dit que c'est un traître. Que fait Saout El Arab ? Il prend la lettre, la froisse et la jette dans le feu, sans y jeter le moindre regard. « L'ennemi se moque de toi. Si cet homme est un traître alors dans ce cas nous sommes tous des traîtres », a dit Saout El Arab, qui était à l'époque le chef de la wilaya. Le hasard fait bien les choses parfois. On amène l'homme qui a été héliporté jusqu'à nous. Il se trouve être un jeune de la région de Bordj Menaiel, du même village que le professeur Toumi. Il nous a appris que les militaires français lui ont mis une lettre dans la poche et l'on conduit en hélicoptère. Nous lui avons proposé de retourner à Bordj Menaiel, il a refusé de peur de se faire à nouveau embarquer par l'armée. Il a préféré rester avec nous.