Attentif aux propos de son interlocuteur, si l'on en juge par son regard bleu, profond et scrutateur, mais aussi soucieux de communiquer avec lui et de bien communiquer, si l'on note la qualité et la concision de son langage, Dr Lamine Khène, à la fois acteur audacieux et témoin discret des grands moments de l'histoire, n'aime parler que si on l'y invite. Ce sont de rares instants hélas, car ce cofondateur de l'UGEMA, cet officier de l'ALN, ce ministre du GPRA, mais aussi cet homme affable et si courtois, a tant de choses à nous apprendre. Vous avez 16 ans lorsque vous adhérez au PPA-MTLD. Comment l'adolescent que vous étiez encore percevait-il la domination coloniale ? Il y a une petite histoire, amusante par certains côtés, que j'aime évoquer. Elle se passe en 1942 ou 1943. C'était l'époque des AML (Amis du manifeste et de la liberté) dont le PPA faisait partie. Alors que j'avais 13 ans, j'avais un cousin de deux ans plus âgé que moi, hélas prématurément disparu vers l'âge de 19 ou 20 ans. Il était, je ne l'ai découvert qu'un peu plus tard, militant du PPA. Avec lui et d'autres camarades du lycée, il nous était venu l'idée de nous organiser dans le but de jouer les agit-prop pour le compte des AML. Nous nous étions organisés en une cellule que nous avions baptisée JRA, autrement dit La Jeunesse révolutionnaire algérienne ! Nous avions même confectionné un « code secret » avec lequel nous communiquions. Fort « heureusement », un des cinq militants que comptait notre organisation secrète nous a « trahis » et nous a dénoncés, pour je ne sais quelle raison, auprès de nos aînés qui avaient tôt fait de nous remonter les bretelles. Cette petite histoire cocasse a connu des suites sérieuses ,car deux ou trois ans après, j'étais sollicité par les mêmes aînés qui nous avaient admonestés mais qui savaient notre disponibilité. Ainsi sommes-nous entrés au parti. Par vocation ? Je ne sais pas s'il faut le dire ainsi. Mais c'était une ambiance, une certaine atmosphère. Les gens qui ont le véritable mérite, ce sont les gens qui initient quelque chose, ce sont les gens qui sont à l'origine de quelque chose. Les autres, ceux qui prennent le train en marche, ont peut-être quelques mérites, ils n'ont pas pour autant celui de la création. Ce sont des gens comme nous. Notre accession au parti devenait une affaire sérieuse. Sérieuse parce que nous prêtions serment de fidélité, la main droite sur le Coran et la gauche brandissant le portrait de Messali Hadj. C'est ainsi que j'ai adhéré au parti alors que j'étais encore lycéen, et celui qui m'avait sollicité était à la médersa de Constantine. Au lycée, je ne me rappelle pas de plus jeunes que moi, il y avait en revanche de plus anciens, nous n'étions pas très nombreux, j'avais été présenté au chef de cellule qui porte un nom devenu célèbre, car il n'était autre que le grand frère de Mohamed Seddik Benyahia : Boualem. La cellule du lycée de Constantine activait mais moins que celle de la médersa qui était plus importante. Et puis il y a lieu de signaler que tous les établissements, notamment les établissements libres comme par exemple El Kettaniya. C'est dans le secondaire que nous avons fait notre initiation à l'activité clandestine et la discrétion. Par exemple, nous lisions et faisions circuler précautionneusement le journal El Ouma. Il faut compter avec le goût du risque, propre à la jeunesse. Une de vos biographies indique que vous avez rejoint le maquis en 1955 ... Non, elle est erronée. C'est en 1956, avec la grève des cours et des examens. J'avais passé les épreuves du baccalauréat en 1949. J'ai commencé en 1949/50 un stage en pharmacie et j'étais « pion » à la médersa de Constantine. Ce n'est qu'en 1950/51 que je suis venu à Alger. Bien évidemment dès mon arrivée, j'ai été présenté au Parti et j'ai commencé immédiatement à activer. A l'époque, il s'agissait de prendre le contrôle de l'Association des étudiants musulmans d'Afrique du Nord (AEMAN). J'ai été membre d'un ou de deux bureaux. C'est là que j'ai rencontré Belaïd Abdeslam, Seddik Benyahia, Abdelkrim Benmahmoud... Je ne peux pas tous les citer de mémoire. La révolution a été déclenchée en 1954, mais auparavant, nous nous étions réunis au sein du PPA-MTLD pour examiner la possibilité d'organiser les étudiants nord-africains dans une seule association. Nous avions, à cet effet, envisagé deux possibilités. Ou bien chaque pays organisait son association puis nous créions une fédération, ou bien, nous prenions les associations existantes pour les fondre dans une seule organisation. Dans cette réunion du parti, l'idée qui avait finalement prévalu était plutôt favorable à la seconde hypothèse. Autrement dit, regrouper toutes les associations qui existent en une seule, que nous avions baptisée l'Union maghrébine des étudiants musulmans (UMEN). Cela se passait à l'intérieur du parti, au niveau des responsables, qui étaient relativement jeunes et avaient été eux-mêmes étudiants à une époque encore récente. Ils devaient prendre contact avec les autres partis, le néo-Destour en Tunisie, l'Istiqlal au Maroc, pour faire avancer les choses. Pourquoi cela ne s'est-il pas fait ? Avant que les contacts en question ne soient établis, les Tunisiens venaient de créer l'Union générale des étudiants tunisiens (UGET). Nous nous sommes trouvés devant le fait accompli qui nous conduisait à fonder des unions nationales que nous devions fédérer éventuellement. C'est comme ça que nous avions entamé les démarches qui devaient mener à la création de l'Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA). Il faut savoir que les étudiants nord-africains avaient l'habitude de se rencontrer en congrès maghrébins. Soit à Tunis, soit à Rabat. Il y en avait un qui devait se tenir à Tlemcen. C'est au cours d'un de ces congrès, le dernier en date, que nous avions décidé de faire une union transmaghrébine. On dit souvent que c'est le FLN qui a fondé l'UGEMA. C'est faux. L'idée est antérieure à la création même du FLN. Nous nous étions réunis au parti, comme je vous l'ai dit plus haut, avant le 1er novembre, pour décider de la chose en ce qui nous concernait. A cette époque, nous avions des problèmes, pas à Alger, mais à Paris parce qu'il y avait plusieurs associations estudiantines musulmanes : l'AEMAN et l'AEMNA (Association des étudiants musulmans nord-africains). Il faut sans doute préciser que le mot « musulman » avait une connotation identitaire et non religieuse. Il y avait ainsi d'autres camarades proches du Parti communiste, qui ne voulaient pas du « M », parce que justement ils lui donnaient un sens strictement religieux. Ils pensaient peut-être que l'identité algérienne devait inclure aussi d'autres que des musulmans et qu'il n'y avait pas que les musulmans qui étaient Algériens. On peut dire qu'il y a eut « une guerre du M ». Mais cela se déroulait à Paris et dans les autres universités de France. Belaïd Abdeslam qui se trouvait à Paris m'avait écrit pour me dire : « Nous sommes au point où il faut décider ». Belaïd ne faisait pas partie de l'association à Paris, pas plus que je n'en faisais partie à Alger. Mais cela se passait au niveau du parti et nous activions en tant que militants. Nous poussions les choses, pas pour le compte, mais dans le cadre du parti. Abdeslam avait été président de l'AEMAN et j'ai fait partie du bureau à deux reprises. Nous avons lancé la campagne et nous nous sommes réunis à Paris. C'était en juillet 1955, nous avons créé l'UGEMA. D'autres aussi ont essayé de réunir un congrès constitutif. Ils ont constaté qu'ils n'avaient personne avec eux. Ils se sont dispersés. En 1955, vous n'étiez pas satellisé au FLN ? La situation était un peu ambiguë. Parce que nous étions déjà au FLN. Personnellement j'y étais, comme beaucoup d'autres de mes condisciples. Mais nous demeurions des étudiants. L'initiative de la création de l'UGEMA n'émanait pas du FLN. C'était un processus qui avait sa source dans les congrès nord-africains qui s'étaient déroulés au début des années 1950 et même en 1949. C'était donc différent de l'UGTA et de l'UGCA ? L'UGTA a été créée par le FLN, l'UGCA aussi, mais pas l'UGEMA. Nous étions néanmoins en contact avec le FLN, puisque nous étions du FLN et nous avions des contacts avec Abane, Benkhedda, etc. Juste après la création de l'UGEMA, interviennent les événements du 20 août 1955 dans le Nord constantinois. La jeune association va se manifester par un communiqué qui va naturellement exprimer sa solidarité avec la lutte du peuple algérien. En mars 1956, nous allons nous retrouver une nouvelle fois, à Paris, vous n'allez pas imaginer que les choses puissent se dérouler à Alger. Nous nous retrouvons dans la capitale française pour notre deuxième congrès. Il faut noter, et j'aime à le signaler, que l'UGEMA, qui est une association à caractère apolitique, va néanmoins voter une motion de politique générale dans laquelle elle reconnaît le FLN comme seul et unique représentant du peuple algérien et elle demande au gouvernement français l'ouverture de négociations avec le FLN. Pratiquement un mois et demi après le congrès, il y a eu des événements à Alger. Des heurts avaient opposé, au niveau de la section, des étudiants musulmans à leurs collègues européens. De graves menaces avaient été proférées et des armes à feu exhibées. De plus, nous venions d'entendre qu'un de nos camarades, qui était « pion » à Ben Aknoun, avait été tué. Nous n'avions pas vérifié l'information et nous n'avons écouté que notre émotion. Nous décidons alors de nous réunir au foyer estudiantin de la Robertsau (Télemly), où se trouvait le bureau de la section d'Alger de l'UGEMA et où il n'y avait pratiquement que des étudiants musulmans, pour examiner la situation. Je ne me souviens pas des dates. Il y avait peu d'étudiants et nous n'avons pas conclu. Aussi avons-nous décidé de nous revoir le lendemain, après avoir pris plus ample connaissance des événements et pris le soin d'alerter nos camarades. Nous avons eu vent que des étudiants européens projetaient de perturber notre rencontre. Nous avons transféré le lieu du rendez-vous au cercle des oulémas qui se trouvait à proximité de la mosquée Ketchaoua. Si Hassan Bourouiba, qui s'en occupait, nous a accueillis ; j'apprendrai plus tard, par sa fille, qu'il avait été déporté dès le lendemain pour nous avoir laissé tenir notre réunion dans l'enceinte du cercle. Je me suis rendu à la réunion avec Allaoua Ben Baâtouche qui était en 3e année de droit et qui était membre du comité directeur de l'UGEMA. Moi-même je n'en faisais pas partie. La salle était pleine, il devait présider la réunion. Je ne sais pas ce qu'il lui est arrivé, sans doute avait-il été submergé par l'émotion, il n'a pas pu prononcer une parole. J'ai donc eu le privilège de présider la réunion. J'étais depuis longtemps militant du FLN, comme l'étaient d'ailleurs beaucoup de camarades. Mais au cours des débats qui se sont déroulés, personne n'a excipé de l'autorité du FLN. A aucun moment le mot FLN n'a été prononcé. C'étaient des étudiants entre eux qui ont discuté pour, finalement, décider de la grève des cours et des examens. Comme je présidais la séance, j'ai procédé au vote de la décision. La grande majorité était pour, quelques-uns étaient contre, peut-être une dizaine, un peu moins s'étaient abstenus. Voilà comment les choses se sont passées. C'est donc une décision des étudiants ? Ce n'est pas le FLN qui a ordonné la grève. Ce sont les étudiants qui en ont décidé. Je n'en ai pas rendu compte immédiatement à Abane et à Benkhedda. C'étaient eux qui me contactaient lorsqu'ils avaient besoin de moi. Et puis, il y avait plusieurs canaux. Ils ont bien entendu agréé lorsqu'ils ont appris la nouvelle de notre décision. Je reviendrai un peu en arrière pour rappeler que j'avais dit aux étudiants que nous n'étions plus l'AEMAN et que nous n'étions qu'une section de l'UGEMA, que de ce fait nous ne pouvions pas décider seuls et que c'est à nos camarades de Paris en tant que comité exécutif de décider en dernière instance. Il m'appartenait de communiquer la décision de la section d'Alger à Paris. Nous devions donc attendre le feu vert de Paris avant de passer à l'action. Après la réunion, je suis entré dans une semi-clandestinité. J'ai essayé, mais vainement, d'appeler Belaïd Abdeslam à Paris. C'est vrai qu'il n'était pas concerné en tant qu'UGEMA, mais en tant que militant du FLN, nous avions une sorte d'autorité morale au sein du milieu estudiantin. Un après-midi, quelqu'un est venu me voir pour me dire que Benkhedda me demandait de déclencher la grève sans plus attendre. Je connaissais l'émissaire, c'était un étudiant en fac de droit, je connaissais aussi les membres de sa famille, des militants. J'en avais pleine confiance. Je n'avais pas eu l'idée de contester l'ordre qui venait de m'être transmis. Benkhedda était mon aîné, il était responsable au sein du parti où je militais, c'est ça l'autorité qu'on accorde aux plus anciens. Cela n'avait besoin ni d'écrits ni de notification. Comme j'étais assistant médical à la médersa de Ben Aknoun (actuel lycée Amara Rachid), j'avais une chambre. Je m'y suis rendu et j'ai rédigé l'appel à la grève avec l'appel pour le maquis. Je suis descendu en ville, j'ai donné le texte à Salah Benkobbi, un militant du FLN, qui était en même temps membre du bureau de section de l'UGEMA. Il l'a transmis à Benkhedda, car sa machine à écrire ne fonctionnait pas. Tapé, ronéotypé, il a été diffusé. Voilà comment les choses se sont faites. Et Paris ? Paris va apprendre que les étudiants d'Alger ont déclenché une grève. Je finis par contacter Abdeslam et je lui explique que j'ai tenté, sans succès, de le joindre que j'ai essayé de temporiser mais une fois que l'ordre est venu d'en haut...Belaïd vient à Alger, contacte Abane et Benkhedda qui lui confirment l'ordre. Il s'en est retourné pour le lancer en France. Leur appel était, il faut le dire, un peu plus nuancé, plus politique que celui qui est sorti ici à Alger. Ce n'est qu'à ce moment-là que je suis monté au maquis. En compagnie de mon ami Ben Baâtouche. Nous sommes sortis d'Alger le 1er juin 1956. Nous nous sommes rendus dans les maquis de la Wilaya II.