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Claude Estier
« J'accompagne l'Algérie depuis plus de 50 ans »
Publié dans El Watan le 01 - 11 - 2004

J'ai connu l'Algérie en juin 1949. Journaliste accrédité à l'Elysée, j'avais participé au voyage officiel du président de la République Vincent Auriol.Je possédais alors peu d'informations si ce n'est celles concernant la répression qui s'abattait déjà régulièrement sur les militants nationalistes - ceux de l'Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) de Ferhat Abbas et ceux du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj.
Je savais aussi que les premières élections à l'Assemblée algérienne, instituée par le statut de 1947, qui s'étaient déroulées sous la ferme autorité du gouverneur général SFIO, Marcel-Edmond Naegelen, successeur du « libéral » Yves Chataigneau, avaient été scandaleusement truquées au bénéfice des partisans du colonialisme et de l'Algérie française. J'arrivais donc à Alger avec le cortège présidentiel et je constatais rapidement que l'on avait surchargé le programme de cérémonies fastidieuses (monuments aux morts, visites d'écoles, réceptions multiples) de manière à ne rien nous laisser voir de la réalité algérienne. Après deux jours de ce régime, j'ai réussi à m'échapper du cortège et à prendre des contacts avec des militants algériens. J'ai pu ainsi, à Constantine, rencontrer Ferhat Abbas lui-même qui avait refusé ce jour-là de participer aux cérémonies en l'honneur du président de la République. Il s'en était expliqué dans une très belle lettre ouverte affirmant son attachement passionné à l'amitié avec la France, mais faisant grief à Vincent Auriol de couvrir, par sa présence aux côtés de Naegelen, les pratiques répressives qui ne cessaient de s'amplifier. Cette lettre dont le ton était sévère, mais remarquablement digne, avait été distribuée sur le passage du cortège officiel, ce qui avait provoqué une vive agitation parmi le service d'ordre qui avait pour mission d'empêcher que le Président fût atteint par ce texte. Pendant que se prolongeaient les cérémonies, Ferhat Abbas m'avait reçu longuement en présence de plusieurs des dirigeants de son mouvement. Ce jour-là, j'ai appris beaucoup de choses sur l'intense bouillonnement qui couvait dans les milieux nationalistes et qu'on dissimulait systématiquement à l'opinion française. A mon retour à Paris, j'ai écrit un long article dans Le Progrès, passé inaperçu de la direction du journal, mais non de l'Elysée et du gouvernement général de l'Algérie qui protestèrent énergiquement contre le fait qu'un journaliste accrédité osait tirer des conclusions négatives d'un voyage présidentiel que la plupart des journaux s'étaient accordés à qualifier de triomphal. Les choses s'aggravèrent encore quand, avec mon autorisation, Abbas et Boumendjel publièrent mes impressions de voyage dans leur journal La République algérienne. J'ai aussitôt fait l'objet d'une interdiction de séjour en Algérie. J'étais donc préparé, si je peux ainsi m'exprimer, à l'explosion qui allait se produire cinq ans plus tard. Abbas et ses amis m'avaient expliqué pourquoi elle était inévitable. S'agissant d'hommes plutôt modérés, fort peu révolutionnaires, leurs propos et les documents qu'ils m'avaient remis m'avaient surpris mais d'autant plus impressionné. Lorsqu'éclate l'insurrection du 1er Novembre 1954, je fais partie de l'équipe de l'hebdomadaire L'Observateur (qui deviendra France-Observateur) qui va très rapidement prendre position contre la politique de répression menée par les gouvernements français, y compris en 1956 et 1957 par celui de Guy Mollet qui, après avoir été élu sur un programme de paix en Algérie, s'engage dans une politique d'intensification de la guerre qui devient dramatique avec le kidnapping, le 22 octobre 1956, de l'avion qui transportait de Rabat à Tunis cinq des principaux dirigeants du FLN, Ahmed Ben Bella, Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf, Mohamed Khider et Rabah Bitat. Au début de l'année 1957, la guerre s'aggrave encore. Avec l'appui de Lacoste et de Max Lejeune, le général Massu engage la bataille d'Alger qui va se poursuivre pendant plusieurs mois et creuser encore le fossé entre la France et la population musulmane. D'autant qu'il ne s'agit pas de simples opérations militaires et policières. De plus en plus filtrent des informations sur les tortures et sévices graves infligés par les forces de l'ordre à leurs prisonniers. Ces faits, régulièrement évoqués par les hebdomadaires de gauche, notamment par L'Express, France-Observateur, Témoignage chrétien et les journaux du PC - un journaliste communiste algérien, Henri Alleg lui-même, victime de tels sévices, publie alors un livre qui provoque quelque bruit, La Question - commencent à troubler une partie de l'opinion publique. En août 1957, à Tunis, j'ai rencontré pour la première fois l'un des chefs historiques du FLN, celui-là même qui signera cinq ans plus tard les Accords d'Evian et qui, à nouveau exilé après l'indépendance de son pays, finira assassiné dans une chambre d'hôtel : Belkacem Krim. Il m'a accordé une longue interview publiée la semaine suivante dans France-Observateur, dont le numéro a aussitôt été saisi. J'ai été inculpé et interrogé à plusieurs reprises sur les conditions dans lesquelles j'avais pu avoir cette rencontre sur mes contacts avec les Algériens. C'était monnaie courante. De plus en plus impuissante, la IVe République s'effondre après le 13 mai 1958. Ramené au pouvoir par les ultras d'Alger, le général de Gaulle va peu à peu se détacher d'eux. Les journées de décembre 1960 ont constitué un pas décisif dans la mesure où elles ont démontré la représentativité du Front et, du même coup, la vanité de toute politique fondée sur une « troisième force » algérienne. Après avoir vécu ces journées sur place, dans les rues de la Casbah, de Belcourt et de Bab-El-Oued, notant presque heure par heure l'évolution des événements, j'envoie à France-Observateur un long reportage que je conclus ainsi : « Aujourd'hui encore, malgré six ans de guerre, malgré la répression et les tortures, malgré l'obstination des ultras, les chances de la France existent en Algérie. Mais il n'est pas un Algérien sérieux qui pense désormais que ces chances puissent s'affirmer autrement que par une négociation avec le FLN. Celui-ci n'est pas seulement "l'organisation extérieure de la rébellion", il est la seule force valable aux yeux des musulmans, car ce sont le sacrifice de ses combattants, la persévérance de ses dirigeants qui ont amené le chef de l'Etat à admettre que "la République algérienne existera un jour". » Il faudra pourtant encore plusieurs étapes pour en arriver là et aux Accords d'Evian du 19 mars 1962. Dans les mois qui suivent, je passe le plus clair de mon temps à Alger quasiment envoyé permanent de Libération et rencontrant tous les dirigeants algériens. C'est à cette époque que j'ai connu le président Bouteflika dont je suis resté l'ami, même si je suis loin de partager toutes ses positions. Rentré à Paris, j'écris le premier livre qui sera publié par un Français après l'indépendance : Pour l'Algérie (Maspero). Depuis, je n'ai cessé de suivre de près l'évolution, souvent complexe de la politique algérienne, et de militer pour le renforcement des relations entre la France et l'Algérie. C'est dans cet esprit que j'ai présidé au Sénat le groupe d'amitié France-Algérie, ce qui m'a valu la possibilité d'organiser de nombreuses rencontres et, en dernier lieu, d'accompagner le président Chirac dans son voyage officiel de l'an dernier à Alger et à Oran.
Claude Estier


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