Le designer suisse Yves Béhar a présenté à Art Basel (Suisse), l'ordinateur XO, destiné à réduire la fracture numérique entre le Nord et le Sud. Un produit qui fait déjà des envieux. Le Henry Dunant du XXIe siècle. Yves Béhar sourit quand on le compare au créateur de la Croix-Rouge. « Disons que je suis un des participants d'une équipe qui façonne quelque chose d'innovant », se borne-t-il à répondre. N'empêche, le designer vaudois établi à San Francisco aurait tort de trop jouer la carte de l'humilité. Cette star mondiale du beau est le créateur d'une révolution informatique. Un de ces objets qui pourrait changer à lui seul le visage de la planète. Son bébé : l'ordinateur à 100 dollars, une machine simple et efficace qui est appelée à devenir ces prochaines années le portable le plus utilisé dans le monde. Rencontre dans le cadre d'Art Basel, la Mecque de l'art contemporain qui a lieu dans la ville suisse. Suisse : Correspondance particulière Que fait un PC à 100 dollars à Art Basel, là même où les visiteurs ont l'habitude de voir des œuvres valant des millions de dollars ? C'est exactement l'autre aspect du design que je veux montrer. J'aime les contrastes. Pour moi, l'ordinateur à 100 dollars est un contrepoids. Ça prouve aussi que les choses de bon goût peuvent se faire à tous les niveaux et pour tout le monde, donc aussi pour les pays en développement. Le design n'est donc pas qu'une affaire de riches et de luxe ? On m'a demandé il y a quelques mois pourquoi une ligne originale est importante pour un projet humanitaire et si ce n'était pas superficiel en fin de compte de rendre beau un objet usuel. Ma réponse est non. Le design est quelque chose que tout le monde perçoit de la même façon qu'on soit en Uruguay, au Nigeria ou en Suisse. Il embellit la vie. Quelles sont les premières réactions des professionnels d'Art Basel devant votre XO ? L'intérêt est général. Autant de la part des professionnels de l'art, mais aussi de la part du public. J'en suis ravi. Le PC à 100 dollars est un projet qui rallie plutôt qu'il ne divise. N'avez-vous pas peur que cet ordinateur devienne un objet culte et qu'il perde sa mission première d'aide au développement ? C'est très bien que, pour une fois, un projet destiné au tiers-monde soit très désirable dans les pays développés. Je n'y vois rien de mal. D'autant que le XO est impossible à avoir sous nos latitudes pour l'instant. Nous ne pourrons donc jamais l'acheter en Suisse ? Pas dans un premier temps. Avec l'association « One laptop per child » (ndlr : un ordinateur portable par enfant, l'association à but non lucratif fondée par Nicholas Negroponte), nous planchons sur une vente dans les pays occidentaux. Mais pas avant deux ou trois ans. Cela dit, si quelques ordinateurs passent entre les mailles du filet et se retrouvent dans les mains de collectionneurs ici, cela ne nous posera pas de problème. Nous allons produire des millions d'exemplaires. Ça peut arriver. Où en est la production justement ? Nous sommes en phase de pré-production. 5000 unités sont actuellement en test dans différents pays. Les retours sont très concluants pour l'instant. Quant à la production, elle démarre en août à Taïwan dans les usines de Quanta, la plus grande marque de portables du monde, qui travaille aussi pour Dell et Apple. Qui va ensuite distribuer le XO ? Ce sont les pays eux-mêmes qui achètent l'ordinateur. Six pays (Libye, Argentine, Brésil, Uruguay, Nigeria, Thaïlande) ont commandé 5 millions de machines cette année. Nous en écoulerons 15 millions en 2008 dans 15 autres. Les gouvernements les distribuent ensuite dans les écoles où les XO sont donnés aux enfants qui peuvent le prendre le soir à la maison. Comme un manuel d'école. N'y a-t-il pas un risque de voir des milliers d'ordinateurs se retrouver sur le marché noir ? Il y a deux systèmes de verrouillage. Premièrement, le produit est facilement reconnaissable. Il sera difficile dans ces conditions de passer inaperçu si on le vole. Ensuite, chaque portable, est connecté à un serveur. Dès que le portable quitte ce serveur, il ne fonctionne plus. C'est une approche unique dans le domaine des ordinateurs. Reste que votre machine ne fait pas que des heureux . Il s'est attiré de nombreuses critiques notamment d'ONG qui estiment qu'on met la charrue avant les bœufs et qu'il faudrait nourrir ces enfants convenablement avant de leur donner un ordinateur... C'est de l'ignorance complète. Les gens qui disent que ce dont ont besoin les enfants dans les pays en développement, se sont des médicaments et de la nourriture ont une vision limitée... Disons tout de même que la priorité aujourd'hui en Afrique ce n'est pas l'informatique ? Notre projet n'a effectivement pas de sens au Darfour. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'est pas valable. Il est évident qu'à certains endroits, il faut de la nourriture et des médicaments, mais la majorité des enfants qui vivent dans les pays en voie de développement n'ont surtout pas une éducation adéquate. On peut penser qu'il faut bien plus d'école et de professeurs. On peut continuer sur cette voie qui a été un échec ces dernières années. Ou on peut trouver une nouvelle solution qui permettra aux enfants d'apprendre et de se développer eux-mêmes en ayant leur propre outil de communication. Ainsi ils pourront se brancher sur le monde de l'internet de façon à progresser plus rapidement. C'est un défi énorme pour ces pays-là. Nous proposons un saut énorme dans le domaine de l'éducation et des nouvelles technologies. Finalement, le XO est une révolution qui va améliorer le monde et, cela, pour 100 dollars seulement ? C'est effectivement une révolution numérique. Quand je travaillais au milieu des années 1990 à Sillicon Valley, nous planchions sur les premiers projets d'ordinateurs censés donner un accès illimité à l'information à tous. C'était le rêve à l'époque. Mais il ne s'est pas réalisé. Il y a seulement un milliard de personnes sur la planète qui ont accès à l'internet par exemple. Notre projet va concrétiser ce rêve et combler la fracture numérique. Ce sera aussi une manière de faire baisser les prix des ordinateurs ? Oui. C'est pour cela que certains grands fabricants informatiques ne sont pas contents de notre projet. Mais en réalité, c'est une peur déraisonnable de leur part. Notre projet est non lucratif. Nous amenons une solution à des pays en voie de développement. Ce n'est pas du business. Patrick Vallélian, Sid Ahmed Hammouche