Président de l'Association algérienne des services internet (AAFSI), Ali Kahlane dresse un panorama du secteur des TIC en Algérie et les dangers de la « fracture numérique » dans notre pays. Comment peut-on définir la fracture numérique ? Cette expression a été consacrée dans sa définition actuelle lors du sommet mondial de la Société de l'information (SMSI) qui s'est tenu à Tunis en 2005. Elle concerne les inégalités dans l'utilisation et l'accès aux technologies de l'Information et de la communication (TIC), cela concerne les téléphones, les portables, l'ordinateur ou le réseau Internet. On parle très souvent de fracture numérique entre les pays du Nord par rapport à ceux du Sud à cause de l'avance que les premiers ont sur les derniers. Chez nous, il existe plusieurs types de fractures ; au sein d'une même ville, entre deux villes, deux wilayas, entre deux régions, ou tout simplement entre le nord et le sud de l'Algérie. En plus des écarts qui existent entre les catégories sociales, il en existe même une entre les sexes. La fracture numérique est donc un sujet très vaste. Il est plus facile de parler des inégalités liées au réseau Internet car il fédère tout le reste. Malgré les efforts fournis, l'Algérie est concernée par la fracture numérique. En tant qu'expert, quelle est votre analyse sur ce sujet ? L'Algérie qui avait pris conscience de cette fracture dès la fin des années 1990, entreprend tout de suite de profondes réformes dans le monde des TIC. En 2005, au SMSI de Tunis, le président de la République s'engage devant plus de 80 chefs d'Etat à combler la fracture numérique algérienne en lançant un certain nombre de défis qu'il se proposait de réaliser à « l'horizon 2010 » : un programme, « Ousratic », qui consistait à doter 6 millions de foyers d'un ordinateur et d'un accès à haut débit à l'Internet et qui s'est soldé par l'acquisition d'à peine 50 000 ordinateurs (enquête 2008 du CREAD) et de la mise en place d'un réseau national d'enseignement à distance. Il piétine toujours et essaie de régler la problématique de l'équipement des écoles et lycées en ordinateurs. Leur mise en réseau avec une interconnexion nationale bute toujours et est renvoyée d'année en année. Du lancement du Réseau Intranet gouvernemental (RIG) qui continue à attendre sa prochaine inauguration dès que les différents intervenants (ministères, chefferie et Présidence) se seraient mis d'accord sur quoi interconnecter, comment et pourquoi ? Et enfin les portails de services en ligne qui sont supposés être le moyen de communication interactive entre le gouvernement et le citoyen. Ils se résument pour le moment à la possibilité de commander un casier judiciaire en ligne mais avec un déplacement pour le récupérer au tribunal, et le téléchargement du dossier du passeport biométrique dont le détail change au gré des difficultés que rencontre le citoyen de jour en jour. Ce constat est connu par tous, il n'est malheureusement pas très reluisant et pas le seul non plus. Toute la période qui a suivi ces engagements du président de la République a été à utilisée à loisir par les différents responsables du secteur pour leurs annonces politiques, essaimées de promesses qui n'ont pratiquement jamais été suivies d'effets. Le seul fait positif de cette période a été l'élaboration d'une stratégie des TIC, par le MPTIC, sous la forme d'un plan quinquennal, mais qui semble avoir toutes les difficultés du monde à se faire accepter comme une sérieuse alternative au désert des visions stratégiques qui a prévalu jusqu'à présent. Comment peut-on améliorer la situation dans notre pays ? Informatiser, « certain disent maintenant s'approprier les TIC », ne veut pas dire acheter un ordinateur, un logiciel et commencer à l'utiliser pour automatiser une ou plusieurs actions. Cela tombe sous les sens, et toute personne sensée en conviendrait, à l'échelle d'une entreprise ou d'une institution et encore plus à l'échelle d'un pays, il faut d'abord « préparer le terrain ». Suffit-il uniquement d'avoir une stratégie des TIC, comme celle qui a été élaborée par le MPTIC en 2008 ? Suffit-il uniquement que tous les secteurs se mettent à l'appliquer pour que nous sortions de l'ornière et que la fracture numérique ne soit plus qu'un mauvais souvenir ? Oui et non ! Oui parce qu'il est indispensable d'avoir un plan, une véritable feuille de route pour permettre à toutes les activités intersectorielles de profiter de leur synchronisme. Non, car notre spécificité historique, culturelle et sociale demande beaucoup plus de pragmatisme dans la démarche et de moins en moins de bureaucratie dans l'action. Un exemple simple : ce n'est pas en informatisant une commune que nous allons optimiser, simplifier et faciliter les services offerts aux citoyens. Il faut tout d'abord moderniser cette commune avant de passer à son administration électronique. Comme nous disait un professeur au bon vieux temps de l'informatique par analogie du FIFO (First In First Out) : « Garbage In Garbage Out » (GIGO), si vous rentrez des déchets dans l'ordinateur vous en retirerez des déchets… au mieux des déchets organisés. Pour revenir au citoyen, nous pensons que l'opération « Ousratic » même dans sa version améliorée « ousratic II » en tant que telle, n'a ni sens ni utilité pour les citoyens qui voudraient bénéficier des TIC dans leur quotidien. Actuellement, un ordinateur coûte bien moins cher qu'un téléviseur. L'ordinateur connecté à l'Internet peut faire aussi office de téléviseur en plus de sources inépuisables à la connaissance mondiale. Les pouvoirs publics, en plus d'étudier des mesures de facilitation à l'accès aux TIC en général, devraient, en priorité, favoriser et promouvoir les créateurs et les développeurs pour injecter du contenu national sous forme de sites web d'entreprises, des services en ligne, du commerce électronique, de l'enseignement à distance, de la publication littéraire et artistique, en fait tout ce qui concourt à mettre en ligne notre spécificité, notre culture pour que la société de l'information ne soit plus juste une direction administrative au niveau d'un ministère mais une réalité sur l'écran de… l'ordinateur. Quelles sont les conséquences de la fracture numérique sur le champ audiovisuel ? L'ouverture de ce champ, ou du moins son enrichissement avec d'autres chaînes, favorise-t-il un développement harmonieux ? Je ne sais pas trop si on parle aussi de fracture numérique pour le champ audio-visuel. Si c'est de la télévision par Internet qu'il s'agit, celle qui est fourni par le triple play (Internet, Téléphone et Télévision) à travers une connexion ADSL ou fibre optique (FFTH) par le truchement de l'IPTV dans ce cas, effectivement, ne pas pouvoir accéder aux chaînes thématiques que le monde offre gratuitement ou moyennant paiement, constitue pour ceux qui ne peuvent pas se connecter à l'Internet un handicap qui nourrira une fracture numérique pour une certaine frange de la population ou région du pays non pourvue de moyens adéquats. La Télévision de papa a vécu. L'Internet a été et est toujours, un accélérateur du développement dans pratiquement tous les domaines, l'un des domaines qui peinent à en intégrer les facilités et les possibilités technologiques reste encore celui de l'audiovisuel. La religion, la culture, les spécificités socioéconomiques des uns par rapport aux autres sont considérés comme autant de nouveaux paradigmes dans un monde où tout va très vite, trop vite pour ceux qui nous gouvernent pour pouvoir intégrer le changement sociétal que nous sommes en train de vivre en profondeur. Ce qui est vrai pour la télévision par ADSL - car pouvant générer une fracture numérique horizontale, entre les zones desservies par l'Internet haut débit et celle qui ne le sont pas ou qui le sont moins, par exemple - ne l'est absolument pas pour l'« autre » télévision que les Algériens reçoivent, depuis plus de 20 ans, au moyen des 20 millions de paraboles qui, dirigées vers le ciel sont autant d'oreilles et d'yeux qui recueillent en permanence des images et du son du monde entier. Qu'il vente, qu'il pleuve de jour comme de nuit. Pour la petite histoire, en 1986 l'APN avait sérieusement étudié la possibilité d'interdire purement et simplement les paraboles. Consulté, j'avais alors proposé que la Chaîne unique de la RTA, soit mise elle-même sur satellite, cela a fait beaucoup sourire à l'époque. Finalement, une loi a été votée pour contraindre les « parabolés » à payer 500 DA par an de « droits au ciel ». Cette loi n'a pratiquement jamais été appliquée. La démarche d'ouvrir le champ audiovisuel est saine, car nous aurons la possibilité de dire notre vérité et donner notre version des choses aussi bien à nous autres qu'au reste du monde si besoin est. Sans vouloir remplacer, et encore moins interdire Youtube, Dailymotion ou autre Facebook, faisons en sorte que ceux qui les alimentent, à tort ou à raison cela importe peu, puissent le faire au grand jour dans un cadre organisé alliant conscience professionnelle et responsabilité civique. Contribuons à mieux accompagner notre génération « parabole » en la guidant vers une utilisation de l'Internet qui préserve nos valeurs tout en élargissant nos perspectives. Pouvez-vous nous citer les pays qui ont réussi à la combattre et quelle est la situation dans les autres pays du Maghreb ? La fracture numérique n'est pas le lot des seuls pays du Sud ou émergents. Al Gore en a fait son cheval de bataille lorsqu'il parlait des autoroutes de l'information auxquelles tout le monde ne pouvait pas forcément accéder. Le président Obama l'a évoqué dans l'un de ses récents discours sur à l'Etat de l'Union. Le président français actuel, a exigé que le programme France numérique 2012 en fasse un de ses objectifs prioritaires. Tous les Plans numériques à l'échelle mondiale la traitent et prévoient des suites d'actions pour l'endiguer. La Tunisie, qui a hébergé le SMSI en 2005, était bien obligée de la prendre en charge à cette date-là, et semble de ce fait avoir un peu d'avance. Le nombre d'habitants et une industrie touristique grandissante lui a permis de la diminuer sensiblement dans toutes les régions concernées par cette activité. Le Maroc, par le dynamisme de son secteur des télécommunications, dans lequel Maroc Télécom se paie même le luxe d'acheter un opérateur télécom étranger, en l'occurrence Gabon Télécom, réduit cette fracture en obtenant une meilleure qualité de service, le Maroc a, par contre, toujours du mal à en gérer ses conséquences horizontales, notamment les coûts des services ADSL hors de portée des démunis. Ceci dit, tous les pays qui ont réussi à substantiellement réduire la fracture numérique, l'ont fait en travaillant avec plus de méthode et plus de rigueur. Le pouvoir politique a joué son rôle en amont par l'élaboration de la politique nationale et des stratégies de mise en œuvre. Il a laissé aux institutions et aux professionnels ce qu'il faut comme liberté pour agir, sans interférence. Notre plan, e-Algérie, considère la fracture numérique comme une nouvelle forme d'exclusion. Il l'a inscrite dans un objectif majeur (D) et propose plusieurs actions, ainsi que des programmes pour la réduire, entre les différentes catégories de population ainsi que les régions du pays. Pour le moment, je suis désolé de le dire, il ne semble être qu'un très bon document certes complet et exhaustif et pour lequel les professionnels accordent le plus grand des crédits académiques. Alors même que les institutions pour lesquelles il a été élaboré, estiment dans leur majorité qu'il est complexe et inapplicable. Cela est une autre forme de fracture numérique, celle qui sépare les différentes institutions de l'Etat de leurs TIC. Pour réussir nos TIC, et de là, réduire la fracture numérique en Algérie, il nous faut de plus en plus de professionnalisme et de moins en moins de politique.