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« Bush amplifie le sentiment de la terreur »
DENIS BAER (Politologue américaine)
Publié dans El Watan le 02 - 11 - 2004

Denis Baer est américaine. Elle est spécialiste des partis et des campagnes électorales, experte en institutions politiques des Etats-Unis, auteure de nombreuses publications sur les femmes en politique et enseignante à l'université George Washington. Elle est aussi membre de l'Association américaine des sciences politiques.
Les élections présidentielles paraissent différentes des autres...
Elles sont différentes pour plusieurs raisons ; d'abord du point de vue politique des deux partis. Le Parti démocrate est minoritaire. Les leaders de ce parti ne sont pas contents de cette situation. Les républicains veulent préserver leur position et leur majorité. Ils trouvent qu'ils ont le droit de le faire. En dehors des questions politiques, il y a aussi des changements dans notre système politique qui ont fait que les règles du jeu ont évolué. Des membres du Parti démocrate croient que l'élection présidentielle de 2000 a été volée.
Celles d'aujourd'hui le seront-elles aussi ?
Il y a toujours des préoccupations au sujet de ces irrégularités. Les deux partis suivent des stratégies plutôt légalistes que des stratégies liées aux bulletins de vote. Si votre stratégie est basée sur le nombre de bulletins de vote que gagne votre candidat, l'important est d'essayer de gagner une grande majorité. Aux Etats-Unis, l'inscription des votants et l'administration du vote sont gérées localement.
Pensez-vous qu'une Administration qui a menti pour envahir l'Irak sera-t-elle amenée à frauder ?
La situation est plus compliquée que cela. La plupart des Américains sont d'avis que notre implication en Irak a été une erreur. Il y a des différences d'opinion sur cette question. Il y a des gens de l'Administration qui refusent d'admettre leurs erreurs. D'autres y voient qu'il s'agissait de mensonges. Ce n'est pas tout le monde qui pense la même chose. Les républicains sont préoccupés par ce qu'on appelle la sécurité des bulletins de vote. Ils veulent s'assurer que seuls ceux qui ont le droit de voter le fassent. Richard Nixon, candidat républicain, avait refusé, dans les années 1960, de dénoncer les résultats douteux du démocrate John Kennedy dans l'Illinois. Nixon craignait que ses protestations n'aillent créer des problèmes à l'Etat de droit et remettre en cause notre système.
Quelle analyse faites-vous du phénomène des Swing States (Etats indécis) ? On a l'impression que les gens n'ont pas de convictions...
Le Swing State est un Etat où l'électorat est divisé. Les candidats s'intéressent plus à ces Etats. Dans l'Ohio, plus de 17 000 messages publicitaires ont été diffusés par Bush et Kerry. J'habite le Maryland. Je n'ai pas vu de candidats. Ils ne viennent pas. Il n'y a même pas de publicité. Le Maryland est considéré historiquement comme acquis aux démocrates. En fait, la campagne électorale est une campagne de persuasion. Il faut persuader de nouveaux inscrits, car les données peuvent changer (...). Dans certains Etats, les gens votent à l'avance. Il y a aussi beaucoup de votants par correspondance. Pour certains votants qui ne trouvent pas leur nom sur les listes, on laisse voter et on décidera ensuite si l'on prend en compte leur voix ou non. Il y a la question des machines tactiles et on n'a pas la possibilité d'imprimer les résultats. Si jamais il y a un problème au niveau du logiciel, il n'est pas possible de vérifier.
Le système du collège électoral est-il démocratique ?
Le nombre des grands électeurs dans les Etats est établi en fonction des membres de la Chambre des représentants. Les Etats, à faible population, n'ont que trois grands électeurs. Le collège électoral est controversé. Dans les années 1960, des politologues ont fait un plaidoyer pour son maintien. Le Congrès était dominé par des membres aux points de vue provinciaux. La Présidence était généralement dominée par des hommes aux idées progressistes parce qu'ils sont élus par les grands électeurs qui, eux, sont concentrés dans les Etats où il y a plus de population, c'est-à-dire dans les zones urbaines. Les gens qui habitent ces zones sont plus progressistes. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Nous avons remarqué lors des élections de 2000 que le collège électoral ne produit plus de majorité automatique pour un candidat.
Les ruraux américains sont, paraît-il, pro-républicains à cause de leur conservatisme...
C'est vrai. Les zones urbaines penchent pour les démocrates, les zones rurales pour les républicains. Ce qu'il faut savoir aussi, c'est que les banlieues des villes, qui sont riches, penchent pour les républicains. Certains habitants de ces banlieues ne mettent jamais les pieds dans les villes ! Et c'est dans les centres-villes que se concentrent les pauvres et les minorités. Au sein du Parti républicain existe la Coalition chrétienne qui est devenue puissante depuis l'administration de Bush Premier.
Les républicains jouent la carte de la religion. Est-ce l'expression d'une incapacité d'avancer des arguments solides ?
Bush fait beaucoup appel à la religion parce qu'il y a beaucoup de chrétiens conservateurs au sein du Parti républicain. L'idée de la religion est très répandue aux Etats-Unis. Certains pensent que le pays bénéficie de la grâce de Dieu, comme un village sur un sommet. Il y a donc un lien particulier entre notre politique et la religion. Bush, à ma connaissance, a fait partie de plusieurs églises chrétiennes. Il ne s'explique pas sur le contenu de sa foi. C'est difficile de savoir que c'est opportuniste ou pas. Bush est stratégique. Il étudie tout ce qu'il dit avec soin. Même au sein du Parti républicain, il y a une certaine peur de l'influence des chrétiens.
Bush aime aussi faire peur..
Vous avez raison. Il joue la carte de la peur parce qu'il sait que les Américains ont peur. Il amplifie ce sentiment de la terreur. Il parle de terrorisme comme un ennemi. Mais le terrorisme, c'est quoi ? Il cache beaucoup de choses. A-t-il défini le sens du terrorisme ? Je pense que nous avons un problème dans la culture politique américaine. Celui de se définir toujours un ennemi extérieur unique.
Les Américains vont-ils voter « refuge » pour Bush ou « sanction » pour Kerry ?
Le peuple américain est divisé aujourd'hui. Nous allons avoir les deux votes. Il y a des points positifs. Depuis septembre 2004, il existe un véritable débat sur ce qui se passe à l'intérieur des Etats-Unis qu'à l'extérieur. Le résultat de l'élection sera serré. On risque d'avoir une élection contestée. L'important est que l'opinion publique américaine soit préparée pour une discussion sérieuse sur notre engagement en Irak et sur la guerre contre le terrorisme.
Le soutien des médias - New York Times pour Kerry ; Foxnews pour Bush - est-il déterminant ?
Ces soutiens des médias n'influent pas sur l'opinion publique. Cela est important au niveau local. Les médias critiquent de plus en plus les positions de l'Administration Bush parce qu'ils ont l'impression que l'on aura menti. Les médias sont frustrés par certaines choses.
Existe-t-il de troisième voie aux Etats-Unis ? On pense à Ralph Nader...
Les petits partis n'ont pas beaucoup d'influence sur l'électorat américain. Il existe des candidats indépendants qui ne comptent pas sur les partis. Comme Ralph Nader. Il est difficile de structurer un parti aux Etats-Unis où il existe 190 000 circonscriptions, 3000 districts et 50 Etats. Pour créer un parti, il faut créer une représentation à tous les niveaux. La plupart des groupes d'intérêt expriment leurs voix à l'intérieur des deux grands partis.
Si Kerry est élu, va-t-il changer fondamentalement la politique extérieure des Etats-Unis ?
Difficile de répondre à cette question. Il est clair qu'il y aura des changements importants. A mon avis, le point de vue de Kerry, en tant que personne, est plus différent de celui de Bush que celui du Parti démocrate du président sortant. Le discours de Kerry a beaucoup changé au mois de septembre. Il a élargi la structure de sa campagne pour inclure de grosses pointures du Parti démocrate. Actuellement, le petit cercle de conseillers de Kerry pèse moins que par le passé. Je reste convaincu que si Bush sera élu, il aura une petite marge de manœuvre pour sa politique. Il y aura plus de contraintes. Pour la première fois, pendant la campagne électorale, il a dû défendre la guerre en Irak et défendre sa politique d'engager les troupes. Le débat sur ces questions vient d'être ouvert. Je fais confiance à l'opinion publique américaine. Il faut du temps.


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