Revenir aux notions de base de l'architecture est une nécessité aujourd'hui vitale. Toute naturelle que fut la façon dont les hommes, sous l'étendard de l'échange, et au fil du temps, se sont rassemblés par leurs idées, leurs croyances, leurs rêves et leurs passions, mais aussi par leurs pratiques quotidiennes pour former la ville, il est étonnant sinon paradoxal que l'homme aujourd'hui, malgré ses élans spectaculaires dans le savoir et la connaissance ne sache plus — chose apparemment élémentaire — habiter. Et cela même si le volume des constructions, depuis quelques décennies seulement, dépasse de très loin ce qui a pris le temps de s'édifier durant des siècles. Cet état des choses constitue la manifestation évidente de la crise de l'architecture et de la ville aujourd'hui, et trouve son origine en premier lieu dans le mythe de l'universalité de la vie de l'homme, tant plaidée par le mouvement moderne. De là, l'universalisation de « l'art de bâtir » a nié toute valeur locale, alors que l'essence même de l'architecture est son appartenance à un contexte particulier. Tout cela est une conséquence incontrôlée des grands bouleversements des deux siècles passés, les révolutions industrielle et technologique ainsi que les multiples guerres dont le XXe siècle s'est entaché par la destruction de villes entières. Ainsi, la nécessité de construire rapidement et en grande quantité a conduit à recourir à l'industrialisation comme moyen de production du bâti. Mais l'industrialisation appelant la notion de série, l'édifice — autrefois lié aux conditions culturelles, techniques, économiques de sa production, mais aussi porteur de significations, capables de servir dans le temps à des usages différents — est simplifié jusqu'à être réduit à n'exprimer que son mode de production, sans permettre son appropriation avec le temps. « Bâtir dans son être est faire habiter. Réaliser l'être du bâtir, c'est édifier des lieux par l'assemblement de leurs espaces. C'est seulement quand nous savons habiter que nous sommes en mesure de bâtir. » Cette réflexion universelle de Martin Heidegger (1) prend une signification toute particulière en Algérie. En effet, le processus de dépersonnalisation de nos villes, engendrées par des politiques urbaines définies seulement à partir de facteurs socio-économiques et par la faiblesse des systèmes législatifs et normatifs en vigueur, s'est traduit par le délabrement de nombreux de nos quartiers —même neufs — sous l'effet du temps, de la négligence, de l'inconscience, voire du vandalisme. Ce constat pose un problème de première importance, celui de la dégradation de notre cadre de vie, suscitant ainsi un champ de réflexion sur les notions d'« habiter » et d'« habitat » et les conditions de leur identification. Il s'agit de penser et de projeter à nouveau, un cadre de qualité en engageant une nouvelle démarche dans l'élaboration des projets d'habitat. Mais, au préalable, s'impose la nécessité de distinguer le concept d'« habitat » de celui du « logement ». Habitat prendra le sens de « vivre la ville » en tant qu'espace et mémoire. Pour cela, tout projet d'habitat doit offrir des possibilités multiples à la vie de l'homme dans toutes ses dimensions, en tant qu'individu et membre d'une communauté. Ceci nous amène à une notion essentielle, éclairant de nombreuses « fonctions » importantes, autres que celles reconnues par le Mouvement Moderne, celle de lieu qui désigne « un ensemble fait de choses concrètes qui ont leur substance matérielle, leur forme, leur texture et leur couleur, tout cet ensemble de choses qui définit un caractère d'ambiance qui est l'essence du lieu » (2). Le lieu serait ainsi tout espace qui recèle les qualités qui appellent à l'habiter. Et la ville et les habitations constitueraient une multiplicité de lieux particuliers. S'identifier dans la ville nécessite une hiérarchie dans le tissu. La place, la rue, la ruelle, l'impasse, etc., en sont les moyens. La concrétisation de l'habiter passe nécessairement par le biais de la sensibilité, autrement dit la capacité des formes construites et des espaces à capter les sens de l'homme. Ce qu'Allen et Moore ont ainsi qualifié : « Réaliser un lieu, création multidimensionnelle répondant aux espaces sensibles du cerveau humain est la finalité vers laquelle l'architecture procède par des voies détournées ». (3) Nos médinas et nos villes héritées de l'époque coloniale nous en fournissent des exemples infinis. Mais aujourd'hui, dans nos projets d'habitat, qu'en est-il de ces notions d'échelle, de hiérarchie et de tout le potentiel de significations propres à l'environnement urbain ? Habiter serait donc cette expérience du lieu, cette relation secrète qui s'instaure entre l'espace — dans ses dimensions géométriques, mais aussi de temps et de lieu — et l'homme par sa culture, sa sensibilité, ses souvenirs et ses rêves. Il s'agirait d'une relation faite de notre capacité de percevoir et de reconnaître, de lire et de réagir, d'interpréter et d'accorder des sens, mais aussi de l'aptitude de notre environnement (l'espace) à marquer des moments, même insignifiants, pour dépasser sa fonction de décor, acquérir un pouvoir de stimulation de nos sens et d'enrichissement de notre imagination et devenir le témoin permanent de nos comportements, du déroulement du scénario de notre vie. Habiter ne peut donc être restreint à ce qui est communément connu sous le nom d'habitation ou logement. Il en dépasse le cadre pour s'étendre à tout l'environnement artificiel (issu de l'action de l'homme), mais aussi à l'environnement naturel, par sa capacité de qualifier le lieu de façon particulière et unique. Tous les espaces de l'établissement humain, et de la ville en particulier, doivent receler les qualités qui leur confèrent la capacité d'être vécus, d'être habités. La différenciation entre l'espace privé (l'habitation) et l'espace public, l'existence des espaces intermédiaires n'est qu'une question d'échelle de perception, de niveau d'habitat. Ne sommes-nous pas toujours nous-mêmes quand nous franchissons le seuil de notre maison, même si notre sentiment d'être vus et observés au-dehors modifie quelque peu notre comportement ? Nous éprouvons toujours le besoin de nous identifier à l'espace qui nous enveloppe et de nous y orienter, de le ressentir et de le vivre. L'habiter — le verbe — est l'expérience sensible de la ville ou d'un espace dans la ville, l'expérience de la qualité urbaine, de l'urbanité. C'est la fin qui devrait présider à toute construction. L'habitat — le nom — est le support de cette expérience, l'ordre physique qui permet à l'homme d'assurer son équilibre en vivant ses relations organisées, régulées et rendues possibles au moyen d'actions sur l'espace construit, qui se traduisent en termes d'échelle, d'hiérarchie et d'articulation, et qui structurent l'espace, allant du nécessaire retrait privé, jusqu'à l'indispensable participation à l'expérience publique et collective, en passant par des niveaux intermédiaires. Ainsi, l'habiter est le but même de l'architecture, tandis que l'habitat n'en est que le moyen. La différenciation entre ces niveaux mais aussi entre les éléments d'un même niveau, passe essentiellement par leur capacité à interpeller les sens de l'homme. Et de quelles autres sources, sinon le paysage naturel et le génie humain dans son action sur le paysage, pourrait provenir cette capacité à nous faire vivre ces expériences diverses et variées ? La richesse du paysage naturel (le site) procure et crée les nombreuses occasions de le qualifier, de le marquer, de le personnaliser et de le faire s'exprimer. Saurons-nous enfin, dans notre pays, saisir ces nombreuses occasions ? L'auteur est : Architecte