Les révoltes feutrées » est le 3e roman de Slimane Aït Sidhoum après « Les trois doigts de la main » (2003) et « La faille » (2005) tous parus aux Editions Chihab. Construit sur les récits de plusieurs personnages, le roman s'étend de la 2e guerre mondiale à nos jours. Slimane Aït Sidhoum, né à Sidi Aïssa en 1964, est universitaire. Il collabore à El Watan, Art &Lettres. Salem Beaucoup de villageois qui partaient vers ces lieux lointains revenaient souvent avec des bourses bien pleines et des idées nouvelles. Ceux qui avaient la chance de visiter la métropole parlaient de « politique ». Un mot qu'on utilisait tel quel en kabyle, et dont le sens échappait à ceux qui n'avaient jamais quitté le village. La magie de ce mot, ajoutée à l'aisance financière, conférait à l'émigré un certain ascendant sur ses vis-à-vis. La politique était synonyme, pour le commun des mortels, de manger à sa faim, de s'habiller en laine contre le froid et d'avoir des chaussures qui vous éviteraient les gerçures et les cals. Ma mère Fatima, qui vaguait à ses occupations ménagères, écoutait d'une oreille distraite la magie que produisait ce mot qui revenait de façon lancinante dans la bouche des deux hommes qui conversaient à quelques mètres d'elle. Je l'imaginais se dire dans son for intérieur : « J'espère que mes fils connaîtront ‘‘La politique'', pour revenir peut-être un jour avec une bourse pleine de louis d'or afin de pouvoir racheter d'autres terres qui viendraient renforcer le patrimoine familial. Elle savait que le vieux Lamara allait tout faire pour nous recaser dans la maison de notre défunt père. Elle aurait ainsi à affronter dix femmes toutes plus hostiles les unes que les autres à sa présence. Lamara avait trois femmes attitrées et une quatrième répudiée, en plus des épouses de ses quatre enfants mâles. (…) Idir Mon deuxième jour parisien fut banal. Je sortis juste après mon ami et me dirigeai vers la bouche du métro, décidé à mettre en pratique les quelques notions acquises. Je pris la première rame qui s'arrêta à la station, me laissant conduire par le bruit assourdissanr du monstre souterrain. J'avais un seul repère : toujours descendre à la station Boulogne Billancourt. Il ne fallait jamais oublier ça. Le reste n'était que fantaisie du promeneur solitaire que j'allais devenir par la force des choses. Le dimanche suivant, je fus invité par un aurte ami que j'avais connu à l'école de Derna. Il s'appelait Arezki, Il travaillait chez Simca depuis cinq ans et pouvait, en cas de mauvaise fortune, me venir en aide lui aussi. « Multiplier les contacts à Paris et dans toute la France ». C'était la stratégie que j'avais imaginée avant de me lancer dans cette aventure. Comme ça, je ne serais un fardeau pour personne. Un jour ici, un autre là, jusqu'à la délivrance. Mais au bout de quelques jours, je ne vis rien venir et je commençai à perdre patience. La somme que j'avais apportée du Bled filait à toute allure. Omar, qui avait fait tant de promesses, était vraiment malheureux de ne point en tenir la plus importante, à savoir me trouver une place chez Renault. Il avait vu son contremaître et ses supérieurs en faisant jouer la réputation de sérieux et d'ouvrier modèle dont il jouissait à l'usine dans l'espoir de me faire embaucher. On invoqua la crise politique que vivait l'Europe et la menace qui pesait sur la paix mondiale. Le Nazis avaient envahi certains pays d'Europe et la guerre entre les grandes puissances était imminante. Je commençai à douter de ma bonne étoile. Le manque d'informations m'avait jetté dans la gueule du loup. Je ne savais pas qu'une guerre se préparait. En lisant les journaux que je trouvais dans les cafés, je mesurai l'ampleur des différends qui opposaient les puissances de l'époque. On parIait du désir de revanche qui animait les vaincus de la Première Guerre mondiale, Surtout de l'Allemagne qui avait été humiliée à Versailles. Je découvrait tout ça avec des yeux hagards et plein d'étonnement, Derna était un village hors de l'histoire. (...) A Paris, on me conseilla d'aller aux Halles et de travailler comme porteur. Ce n'était pas la joie et le gain était très minime pour la somme de travaille qu'on fournissait. Les mandataires et les marchands de fruits et légumes ne plaisantaient pas, ils exigeaient la célérité et l'endurance. Je ne pus tenir plus de quarante-huit heure dans cet univers qui sentait l'opulence à plein nez. La quantité d'aliments qui transitait par les Halles pour une seule journée pouvait nourrir toute la Kabylie pendant un mois, Dans les cafés communauraires où j'aimais retrouver l'ambiance du pays natal, j'essayais toujours de tendre une oreille intéressée aux bonnes adresses d'embauche. Et, c'est par pur hasard que j'entendis parler d'un sport que pratiquaient les Américains : le golf. On disait que ces hommes riches, venus de loin ,avaient beaucoup d'argent et ne lésinaient pas sur le pourboire. Je pris la résolution de voir de quoi il retournait dès le lendemain matin. Je n'avais pas une adresse précise, n'ayant retenu que les terrains de golf de Saint Cloud. (...) Les jours suivants me donnèrent raison et confirmèrent mes peurs. Le rêve américain prit fin, suite aux menaces allemandes sur la France et l'Angleterre. Hitler, qui avait commencé à montrer son appétit féroce afin d'étendre son espace vital, hâta le retour des Américains chez eux. Ils m'expliquèrent qu'il valait mieux mourir chez soi que dans le pays des autres. même si ce pays avait pour nom la France. Cette nouvelle me remit dans la dure réalité des immigrés. En une fraction de seconde, je perdis tout. Je dus recommencer à chercher du travail dès le lendemain et ce n'étaient pas les quelques billets généreusement offerts par les Américains qui allaient me permettre de tenir longtemps. Je ne dis rien à Omar de ma déconvenue, continuant de faire semblant de travailler. Le dimanche qui avait suivi le départ de mes bienfaiteurs, nous choisîmes de le passer à la mutualité pour écouter Messali El Hadj, le leader nationaliste algérien. C'était un personnage impressionnant avec sa barbe messianique et son accoutrement traditionnel. J'achetai une carte postale représentant le leader, pour aider la cause, comme me l'avait laissé entendre un vigile à l'entrée de la grande salle. Autour de moi, il y avait une grande foule qui lançait des slogans que je ne comprenais pas bien, comme celui que je voyais là-bas au-dessus de la tribune où devait prendre place le leader. On avait écrit noir sur blanc : « Le droit des peuples à l'autodétermination », « l'Algérie indépendante ». C'était un langage nouveau pour moi. Et, je me souvins de mon grand père et de ma mère qui parlaient de « Politique ». C'était ça la politique : des mots écrits, noir sur blanc en gros, dans des salles immenses remplies de monde. Je ne comprenais pas tout ce charivari. Peut-être que c'était ça le but du jeu. Ne rien comprendre, et s'on remettre au leader qui allait tout éclairer. Messali El Hadj fit son entrée sous les applaudissements de toute la salle. Un accueil chaleureux à la limite de l'hystérie accompagna son apparition. Il y a eut même des youyous de femmes qui répondaient aux salves des mains. Le leader commença par parler en français. Et très vite, il enflamma la salle. Il parla des problèmes que connaissaient les Algériem et tous les Maghébins en France. Il parla « de l'exploitation et de la discrimination entre nous et eux ». Soudain, des larmes coulèrent de mes yeux sans que je m'y attende. J'avais été touché par les paroles du leader. Je me croyais seul dans cette salle. Le leader ne parlait que pour moi. Tout ce que je n'osais pas dire à la face du monde et des Français, Messali se chargeait de l'annoncer à la terre entière. A la fin du discours politique, mon âme était comme apaisée. Je me disais qu'après avoir vu ça, je pouvais même ne pas trouver de travail pourvu qu'il y ait des gens comme lui qui comprennent la souffrance des autres et arrivent à en parler aussi clairement en y mettant cette fougue majestueuse.- Youcef Mon dépucelage s'était passé avec une compatriote algérienne, le soir de Noël ! On s'était consolé dans la solitude du grand hôpital. Notre relation dura quelque temps, c'est-à-dire jusqu'à ce que mon désir s'épuise. Elle en redemandait sans cesse et ne parlait jamais pendant nos étreintes. Elle me prenait pour une machine à lui procurer du plaisir. Je mis fin à nos ébats, en lui disant que j'aurais aimé un brin de sentiment dans nos corps à corps tumultueux. Puis quelques infirmières venues tout droit des îles la remplacèrent, mais ça n'allait jamais au-delà d'une semaine. Un ami qui m'était très proche, avait appelé ça « l'amour fast-food ». Avant d'ajourer : « Je sais que pour toi le festin serait de retrouver Rachel. Ces comparaisons gastronomiques me dégoûtaient un tant soi peu. J'avais du respect pour les femmes car l'ombre de ma tante veillait au grain dans ma conscience et sévissait au moindre écart. Elle était là, logée dans mon esprit, gardienne et ombre sultane. Le spectre des deux femmes m 'habitait pour l'érernité, si bien que je me jetai dans les recherches jusqu'à épuisement des sens et du corps. À côté de cette vie sentimentale chaotique, je continuais de suivre l'actualité politique algérienne de très près. Je lisais les journaux de façon régulière. J'entrerenais des relations épistolaires très suivies avec beaucoup d'anciens camarades de promotion qui ne manquaient pas de passer me voir quand ils étaient à Paris. » Salem Après quelques démarches, le consul m'informa que le ministère de tuttelle me proposait un poste de chef de service à l'hôpital Mustapha à Alger. Cette nouvelle me réjouit et je remerciai ma bonne étoile. Le consul avait ajouté à mon attention : « Vous pouvez rentrer aujourd'hui même prendre ce poste vacant », mais je ne voulais pas précipiter les choses. La veille de mon retour, je réunis mon groupe autour d'un couscous. Puis, je leur fis part de ma décision de rentrer rapidement au pays. La plupart de mes amis me trouvèrent téméraire, car tous connaissaient les problèmes inextricables que vivaient les hôpitaux algériens. De plus, exercer dans la plus grande unité de soin du pays était le cadeau empoisonné par excellence. J'avais entendu parler des mœurs qui sévissaient dans le secteur public et les difficultés qu'on pouvait rencontrer en débarquant d'un univers plus policé. Toutes ces embûches ne semblaient pas me décourager. J'aimais les défis. Je ne vivais que pour ça. Il en fallait bien plus pour me faire capituler.