Safi Boutella donnait au début des années quatre-vingt son premier concert à l'Atlas. Alors s'étaient dressées contre lui les flèches d'un populisme méchant, hélas souvent porté par ceux-là même qui souffrirent le plus du populisme. Certaines voix dans les milieux même de la culture affirmaient : « Oui, ce fils de colonel, pistonné, qui a étudié la musique aux Etats-Unis, qui bénéficie de la plus grande salle de spectacle du pays… » Nous étions quelques-uns à soutenir, avec feue Mouny Berrah, que si son père était colonel ou éboueur, cela ne pouvait entrer en ligne de compte dans la production d'un artiste. Nous ajoutions même que si tous les fils de colonels produisaient de l'art ou de la littérature, l'état de notre culture en serait bien avantagé. De fait, on peut compter aujourd'hui les fils de colonels ou autres officiers supérieurs qui ont opté pour des carrières artistiques ! Le concert fut un succès en dépit de cette campagne. En tout cas, il laissait découvrir un talent inédit dans la composition musicale et une audace à rechercher une synthèse entre tous les genres musicaux algériens, si riches de diversité, et ces derniers avec les courants de la musique internationale, jazz, rock, blues, etc. Le tout servi par une formation académique, une maîtrise de la composition, de l'orchestration, de l'instrumentation et bien sûr une écriture musicale. En cela, Boutella fut, dans la lignée d'un Mohamed Iguerbouchène qui fit entrer notre patrimoine dans la musique classique universelle, un précurseur de son époque. Aujourd'hui que l'on parle partout de world music, concept par ailleurs commercial car, de tous les langages humains, la musique a toujours transcendé les frontières et créé les plus grandes passerelles, on oublie que Safy avait alors ouvert une voie importante à la création musicale contemporaine de notre pays. Mais de là est née cette légende de mégalomanie qui lui colle à la peau comme un chewing-gum Globo sur l'asphalte de l'avenue principale de Touggourt un mois d'août à midi. Il est vrai qu'il ne se prend pas pour n'importe qui. Est-ce cela qu'on lui reproche ? Un artiste doit-il être n'importe qui ? Il est vrai aussi qu'il n'est pas facile à aborder, encore qu'une fois abordé, il sait s'ouvrir. Il ne cherche pas à plaire. Il ne rentre pas dans les jérémiades misérabilistes où certains aiment enfermer les artistes. Mais un artiste ne vaut que par son art, seul élément de mesure et d'appréciation. Quelques années plus tard, Safy Boutella pressent ce que le raï alors à peine naissant porte comme potentiel musical créatif. Et c'est un autre colonel qui va lui permettre de s'exprimer pleinement, Hocine Senoussi, premier directeur de Ryadh El Feth, celui-là même à qui l'on doit la fête de la jeunesse, inoubliable mégaconcert de plusieurs jours avec des vedettes de la chanson nationale et internationale, et tant d'autres initiatives culturelles. Bien sûr, les mauvaises langues reprirent de plus belle : « Voilà, on vous le disait. Un fils de colonel aidé par un autre colonel. » De ce creuset naquirent plusieurs spectacles mais surtout l'album Kuntche où la voix extraordinaire de Khaled est servie par le talent musical de Safy Boutella. C'est sans conteste un album culte, la pièce la plus accomplie de l‘histoire du raï, d'une authenticité sans doute plus forte que tout ce qui suivit. C'est de là que le genre raï est parti vers le monde. Mais cette fois les mauvaises langues se turent car le succès populaire ne permettait plus de tenir de discours populiste. Après avoir perdu son père il y a moins d'une semaine, Boutella a tenu à honorer ses engagements et à se présenter à son public. Bien plus, c'est en hommage à son père décédé et à sa mère qu'il a placé ce concert, attirant à ces mots les applaudissements les plus chaleureux des spectateurs qui ne se sont pas demandés eux comment un fils de colonel honorait son père. Le spectacle fut beau, la musique riche, le public chaleureux, etc. Un moment de communion (voir article ci-contre). On comprend que Boutella ait voulu reprendre son riche répertoire et montrer aux nouvelles générations sa richesse. Mais nous espérons qu'il n'aura plus, ou alors avant longtemps, à adopter une démarche de rétrospective car il lui reste tant à créer et à rechercher.