Dans les plaines de l'Ouest, le cheval est resté l'ami de l'homme. La fantasia, tradition héritée de l'épopée de l'Emir Adelkader, entretient encore cette inusable relation, mais se perd, hélas, dans les méandres du Bas-Chellif. Relizane : De notre envoyé spécial Il est 18 h dans cette partie de la plaine du Bas-Chellif à une encablure au nord de Relizane vers Belahcel. A perte de vue, s'étend la plaine jusqu'aux premiers contreforts ocres du Dahra qui se détache sur le bleu limpide du ciel tellien. On perd le grand oued dans cette immensité limoneuse livrée aux morsures du soleil. De part et d'autre de la route jalonnée d'oliviers frêles et sans ombrages, des agglomérations difformes écrasées par le feu du ciel jaillissent par endroits dans le blond des champs moissonnés. Le soleil est encore mordant lorsque nous entrons dans le douar Khouaria du Arch (clan) des Mekahlia mais il est modéré par une brise de mer qui répand les effluves grisants des foins chauds. Un groupe d'hommes s'affairent autour de grands chevaux parés de leurs plus beaux atours. Selles à l'ancienne et harnachements de parade. Comme tous les jeudis ou vendredis, il se prépare une course. Une fantasia. Cette course de chevaux qui est en fait une réplique haute en couleur d'un assaut de la cavalerie de l'Emir Abdelkader. Les formations de 5, 7, 9, 11 ou 13 cavaliers, aâlfa en dialecte local, qui s'affrontent sont jugées sur l'apparat des chevaux et des cavaliers, la beauté des montures et celle de la synchronisation du mouvement d'ensemble de l'assaut avec sa galopade, l'épaulage du fusil et le tir. « C'est un exercice pour notre aâlfa », nous annonce Maâzouz Agoune, le kébir douar (chef du village) et raïs el aâlfa mais aussi un ancien jockey de l'hippodrome de Relizane lorsque ce dernier était à son apogée dans les années 1970. Dans le village et ses alentours, tout le monde monte à cheval. L'élevage et le dressage des chevaux pour la fantasia sont une passion pour laquelle les fellahs et leurs familles ne lésinent pas en sacrifices même si « ici la terre est moins fertile que chez les autres ». « C'est un héritage de l'épopée de l'Emir que nous ont légué nos ancêtres et nous devons le perpétuer », nous dit encore le cheikh Maâzouz. Et des jeunes, il y en a. Dans le petit public, grand connaisseur, qui s'est installé sous les arbres en bordure du champ où va être lancée la course mais, aussi, parmi les cavaliers qui plastronnent devant leurs cousins envieux. Eux aussi font leur apprentissage et c'est fièrement qu'ils ajustent le chèche, la gandoura et le burnous, obligatoires malgré la chaleur, pendant que l'on règle les sangles de la selle et qu'on vérifie les armes. Chaque détail à son importance, la moindre défaillance chez un cavalier entraîne la disqualification de la aâlfa en compétition officielle. Le départ est donné. Les cavaliers remontent lentement au pas le champ qui sert de terrain d'entraînement. Avec la main gauche, ils serrent les rennes et avec la droite le canon du fusil qu'ils tiennent à la verticale, la crosse sur la cuisse. Ils sont toujours en nombre impair avec au centre Errekiza, le meneur qui donne les signaux. Et puis brusquement du fond du champ, à 200 m, un cri « Ya houm », la formation dans un même mouvement se retourne, se met en ligne et lance le galop. Les burnous gonflent, c'est la cavalcade effrénée. Quelques foulées fiévreuses et un autre cri du meneur « Ya makahal », les cavaliers se soulèvent un peu, épaulent les fusils qu'ils tiennent à deux mains sans lâcher les rennes, et « Ya Rassoul Allah » le dernier cri pour la « talga » le tir final du baroud qui est aussi le moment crucial de la course. C'est fini. Quelques secondes seulement mais un grand moment de sensations diverses. Un spectacle grandiose pour qui sait discerner et apprécier chaque moment de la course. Les plus aguerris font encore tournoyer les armes dans les airs avant de s'arrêter devant le public. Les commentaires fusent. Les appréciations vont jusqu'à la remontrance sans complaisance. La colère aussi. On doit reprendre l'exercice. Après un bref repos car les chevaux fatiguent, les cavaliers repartent au pas vers le fond du champ et ainsi de suite toutes les semaines sans relâche pour être fins prêts pour les grandes fantasias. C'est que c'est du prestige du clan dont il s'agit, et aucune concession n'est permise. Il faut être les meilleurs de toute la contrée et de toute l'Oranie. Pour cela, il faut aussi trouver les meilleurs chevaux dont le prix moyen est de 300 000 DA mais ils peuvent atteindre 900 000 DA. Il faut bien les nourrir, uniquement avec du blé et du foin. En moyenne 24 q de blé et 50 à 60 bottes de foin par an. Les soigner car, malgré les apparences, les chevaux de course sont fragiles et ils s'enrhument aussi facilement qu'un bébé. Les techniques de dressage, elles, se lèguent de père en fils. « Ici, on peut faire tout ce qu'on veut du plus obstiné des cabochards », nous explique un jeune dresseur « pétri de Shakespeare », puisqu'il ajoute que, pour sa passion, « il échangerait son royaume contre un cheval ». La fantasia est pourtant un art qui se meurt. Dans les années 1970, il y avait 475 aâlfas dans la wilaya de Relizane. Il n'y en a plus que 6 et on n'en compte seulement 24 pour toute l'Oranie. Jusqu'au début des années 1990, il y avait encore l'hippodrome de Relizane qui offrait aux amateurs et aux professionnels des possibilités pour acheter et entretenir des chevaux dans de bonnes conditions et pratiquer ainsi la cavalerie. Tous les vendredis, s'organisaient des fantasias qui permettaient de s'entraîner et de s'exercer efficacement. Avec le déclin de la fantasia, c'est aussi une multitude de petits métiers qui ont disparu. « Nous utilisons les selles de nos parents et de nos grands-parents parce qu'on n'en fait plus aujourd'hui. Et si on en trouve, ce sont de véritables pièces de musée qui sont inaccessibles », nous dit le fils de Maâzouz Agoun. Il faut vite faire quelque chose pour l'un des plus prestigieux héritages de l'épopée de l'Emir. Il y a bien une fédération qui est censée promouvoir cet art et ce sport bien de chez nous, mais c'est insuffisant. Pourtant, comparativement aux autres activités culturelles ou sportives du genre, elle a l'énorme avantage de disposer d'un savoir-faire intact et de personnes suffisamment motivées pour regagner le terrain perdu. Et quel avantage encore pour l'élevage du cheval qui connaît bien des difficultés ! Avec la renaissance de la fantasia, la demande en chevaux va indéniablement apporter la qualité et l'excellence. C'est bien mal rendre au cheval tout le dévouement qu'il a donné depuis des siècles à l'homme. On raconte dans les plaines de l'Ouest que lorsque le cheval chute, il adresse au Créateur une prière : « Dieu, préserve-moi et préserve mon maître. »