Ces grandes retrouvailles festives débutent du mois d'avril jusqu'à la fin de l'automne ; il ne se passe pratiquement plus aucune semaine sans qu'une tribu ou une zaouïa ne vénère le saint patron de la contrée, dont elle se réclame. “Waâda” pour les gens de Tlemcen, Aïn Témouchent ou Sidi Bel-Abbès ; à Mostaganem, Relizane, Tiaret et Mascara, c'est plutôt de “taâm” qu'il s'agit. À peine l'intermède du Ramadhan dépassé, l'ouest du pays parachève son programme annuel de festivals de “waâdate”, “taâm” et autres grandes retrouvailles festives de vénération des “rdjel bled”, les saints patrons de la région. Un programme qui commence au printemps et s'achève en automne, selon un agenda dont décident les notables avant de le soumettre à l'autorité officielle qui se charge du volet sécuritaire et logistique du grand rassemblement, dépassant largement l'envergure de la commune qui l'accueille. Il y a dix jours, la population du Dahra a vénéré, avec faste et enthousiasme, Sidi Afif. La semaine passée, “Nesse Flita” étaient en fête à Sidi M'hamed Benaouda, à une vingtaine de kilomètres de Relizane. Ces derniers jours, c'était au tour des M'djaher de fêter Sidi Charef à Bouguirat, dans la wilaya de Mostaganem. Dans la même foulée, fidèles à la tradition, les week-ends prochains seront simultanément festifs à Mascara, Aïn Témouchent, Sidi Bel-Abbès ou Tiaret. D'ici les premières rigueurs hivernales, et dans un faste non moins enthousiaste, ce sont des dizaines de saints qui auront été vénérés à travers toute l'Oranie. Depuis le mois d'avril, et jusqu'à la fin de l'automne, il ne se passe pratiquement plus aucune semaine sans qu'une tribu, une fraction, ou une confédération de tribus ne fête et vénère le saint patron de la contrée dont elle se réclame. “Waâda” pour les gens de Tlemcen, Aïn Témouchent ou Sidi Bel-Abbès, à Mostaganem, Relizane, Tiaret et Mascara, c'est plutôt de “taâm” qu'il s'agit. Ainsi, se perpétue la tradition qui se perd dans les confins de l'ère ottomane. Une tradition à desseins politiques inavoués qui a survécu à l'oppression colonialiste française. Suspendue pendant une décennie, de 1956 à 1966, puis au plus fort de la recrudescence du désastre terroriste, elle reprendra de plus belle depuis, mais en se dénaturant. Occasion opportune et propice pour rassembler les tribus que le régime des deys et des beys cherchait tant à diviser, le “taâm” offrait l'espace idéal pour la communication au moment où la presse écrite n'était pas légion, la radio et encore moins la télévision n'étaient pas encore nées. Autres temps, autres mœurs. La sobriété est tombée dans la désuétude. C'est l'ère de l'ostentation. Jusqu'au début des années 70, une semaine pleine durant, les amphitryons fêtards séjournaient aux mausolées, sous des tentes groupées par familles proches, dressées pour la circonstance. Le couscous, exclusif mets servi aux hôtes “tout-venant”, et sans la moindre distinction quant à leur statut social, était préparé sur place, sous l'œil vigilant des grands-mères de la famille. Déjeuners et dîners étaient offerts sous les tentes ornées des meilleurs tapis que tout ménage de la tribu se doit d'acquérir dès qu'il jouit de l'aisance financière suffisante. Dans l'enceinte du mausolée, des chœurs improvisés de “taleb” et “élèves-taleb”, provenant des écoles coraniques et des zaouïas de la région, excellent dans la récitation chorale des versets du Coran.À maints égards, le taâm demeure aussi un rendez-vous commercial que beaucoup de “pèlerins” mettent à profit, en joignant l'utile du gain empoché à l'agréable détour que procurent la ziara et la baraka du saint vénéré. Le rassemblement de milliers de personnes est l'occasion pour les habitués des souks hebdomadaires de la région d'y dresser leurs étals pour vendre leurs produits, ou prêter leurs services. On y trouve le cafetier, le boucher, le marchand de fruits et légumes, le quincaillier, l'incontournable apothicaire qui vous propose herbes médicinales et remèdes miracles, des confiseurs en surnombre, et quelquefois le bourrelier ou le marchand de l'habit traditionnel. C'est dans cette aire commerçante de l'immense manifestation socioculturelle qu'opèrent les meddah, cette légendaire catégorie de conteurs populaires qui semblent éprouver toutes les peines du monde à attrouper les foules de crédules à souhait d'autrefois. À l'instar des pickpockets, accourus des dizaines, voire des centaines de kilomètres à la ronde, le “domaine” d'intervention des mendiants demeure illimité. De l'arrêt du bus qui y mène au tombeau du saint vénéré, en passant par la halka du meddah, les “mordus” du spectacle de la fantasia, ou ceux qui marchandent et qui s'attroupent pour un rien, le moindre rassemblement d'individus est soumis au même harcèlement de ce genre d'énergumènes. À ce décor haut en couleur, il y a lieu d'adjoindre une atmosphère chargée de poussière soulevée par les désordonnées et interminables processions de visiteurs et les cavalcades, alors que le baroud prédomine par intermittence et l'odeur et le brouhaha. Alors que les groupes folkloriques s'en donnent à cœur joie en déambulant d'un coin à l'autre, en quête d'aumône auprès de la foule immense, le clou de la fête reste incontestablement la fantasia. Dans une vaste arène délimitée en U par des centaines, voire des milliers de spectateurs de tous les âges, les cavaliers se disposent sur une aile, en rangs de 5 à 18 coéquipiers représentant un douar, une tribu ou une confédération de tribus de la région. Progressant en ligne, chaque groupe de cavaliers portant fusils et costumes traditionnels entreprend une course-défilé sans qu'aucun élément ne dépasse son coéquipier. Selon un rituel ancestral quant à la disposition et à la manière d'opérer, on s'exhibe par équipe. Au pas, le premier groupe de cavaliers avance en direction de la ligne de départ tracée au fond de l'arène. Il fait un demi-tour sur place, présente les chevaux au départ et accorde le temps au chef du groupe de synchroniser la démarche, avant de lancer le cri du départ. Les cavaliers détalent aussitôt au galop en veillant au maintien de l'alignement sur une cinquantaine de mètres environ. Au second cri d'arme du chef, les cavaliers doivent se lever, alignés au coude à coude et bien serrés, en tenant les fusils en joue. Le troisième cri d'arme donne le signal de tir qui doit simuler une seule déflagration ; la salve devant être unie, sans être entrecoupée ni avant ni après le cri. C'est là la plus belle phase du jeu avec le déclic où se mêlent les détonations synchronisées des armes au branle-bas des cavaliers à l'épreuve de l'habilité. La fin de la course s'opère lentement, dans l'ordre et sans quitter le parcours. Rapidement, le groupe libère le passage à la troupe suivante, en allant s'aligner derrière les autres rangées de cavaliers en attente de remise à l'épreuve. À l'issue de la fantasia, les cavaliers sont invités à prendre de copieux repas et à dormir sur de beaux tapis que l'amphitryon aura préparés sous de belles tentes. Le lendemain le jeu-spectacle reprendra. Il n'y a pas de prix à décrocher ; la seule récompense, amplement satisfaisante, demeure l'écho flatteur, faisant part de la brillante distinction des représentants de sa tribu, qui peut être colporté çà et là, à travers souks et “taâm” de la région. Au prochain souk, les notables des tribus se retrouvent. Ils prennent le café ensemble, font en quelque sorte le bilan de la précédente fête, avant de s'auto-inviter pour la prochaine fête et ainsi va la vie de la tribu. Le soleil aussitôt couché, la nuit appartient aux chanteurs de bedoui. Les cafetiers se disputent les “stars”. Chacun rassemble ses fans. La nuit paraît particulièrement courte. De nos jours, de la durée d'une semaine, la fête est réduite à une après-midi et une matinée. Les familles n'y séjournent point. Le couscous est préparé chez soi et servi sur le site du mausolée. L'ère où le plus fortuné du douar ne pouvait se permettre plus somptueux moyen de transport qu'une trotteuse est à jamais révolue. L'heure est au paraître et aux nouveaux riches. Et cela n'a point manqué d'attiser une véritable émulation entre les différentes tribus dont l'aura se mesure désormais au vu du nombre d'officiels ayant répondu à l'invitation, et de béliers ayant été abattus lors du festin. Cavaliers et notables des régions s'invitent entre eux. Les convives “tout-venant” et ceux qui s'invitent de leur propre chef ne sont, certes, pas refoulés des tentes, mais les hôtes sont triés sur le volet. Le couscous est réservé à l'hôte “ordinaire”, celui de marque a le choix entre les “tajines” et le méchoui. Sans qu'ils ne soient invités par personne, les pickpockets, apprentis de haute voltige, les mendiants, vraiment indigents, mais surtout les professionnels de la main tendue, les inconditionnels et les rabatteurs du jeu de hasard et de la fourberie ludique, ne manquent jamais un rassemblement aussi “juteux”. Ainsi, avec tares et avatars, et à l'instar des autres confédérations de tribus, les M"djaher viennent de se rassembler à Sidi Charef dont le mausolée se trouve à quelques encablures de la localité de Bouguirat. Depuis le printemps, ils ont eu à se rassembler en d'autres sites et circonstances. De nouveau, le baroud a tonné, la poussière s'est élevée, le couscous à profusion a gavé les hôtes, les “taleb” ont récité le Coran et les amphitryons se sont réjouis d'avoir reçu “Si flen” et “Hadj felten”.