Kamel Dehane, qui vient d'adapter le roman de Tahar Djaout, Les Vigiles, au grand écran (Les Suspects, avec Nadia Kaci et Sid Ali Kouiret), a réalisé en 1989 un documentaire sur l'auteur de Nedjma. C'est l'année même du décès du grand écrivain un 28 octobre. Retour sur cette aventure qui constitue pour Dehane l'un des moments forts de sa vie. Dehane, enseignant de cinéma en Belgique, a notamment réalisé Otomar Krejca, Femmes d'Alger, Assia Djebar entre ombre et soleil, Mon pays au matin calme, Les lobbies sortent de l'ombre en Algérie et Des enfants parlent. Comment s'était déroulée la rencontre avec Kateb ? Etait-il facile à « faire parler » ? Je suis comme beaucoup d'Algériens impressionné par le « mythe » Kateb Yacine. En 1984, j'ai réalisé un court métrage de fiction, Nedjma, qui racontait l'histoire d'un jeune Algérien en pleine crise identitaire pendant la colonisation. Le roman de Kateb, Nedjma, le bouleverse et lui fait prendre conscience de cette Algérie que la France niait et il se révolte. Le film a plu à Kateb. Quand je l'ai appris, j'ai vivement désiré le rencontrer. Je me rappelle bien ce jour où je l'ai eu au téléphone ! Il roulait les « r » comme les gens du peuple et cela m'a étonné. Je l'imaginais avec un accent autre, lui le grand écrivain de langue française. Il m'a proposé de nous voir. La première fois, il était plus timide que moi. Quand je lui ai parlé de mon projet de faire un documentaire sur lui, il me regarda avec des yeux d'enfant. Puis petit à petit au gré de nos rencontres, Kateb se laissait aller. Cela a duré presque trois années avant de faire le film. Je pense qu'il ne parlait que lorsqu'il a confiance. C'est un homme entier. Les autorités algériennes ont-elles accepté facilement votre initiative ? l'accord de Lamine Merbah, qui venait d'être nommé directeur de l'ENPA. En septembre, nous avons commencé avec Kateb Yacine le tournage à Alger. C'était difficile : autorisations administratives et policières de tournage, etc. Les événements d'octobre 1988 (émeutes qui se sont soldées par 500 morts) nous ont obligés à arrêter de travailler... Plus tard, lorsque j'ai montré le film à Alger, le ministre qui ne voulait pas nous autoriser à tourner était tout fier que le film existe, estimant qu'il y était pour quelque chose. Son opportunisme était grotesque. Qu'est-ce qui vous a surpris dans sa personnalité en côtoyant Kateb durant cette période ? Ce qui se dégageait de son regard, c'était sa capacité de rester enfant face à la nature. Il avait l'émerveillement que peut avoir un enfant devant une rivière, une fleur, devant l'être humain aussi. Il avait le sens de l'écoute. Kateb se définissait comme « écrivain public », car il était à l'écoute des gens, d'où son grand respect pour eux. Je suis allé à Alger en mai 1988, pour mettre à contribution les organismes algériens dans la coproduction et pouvoir ainsi boucler mon budget. A l'époque seuls étaient intéressés la RTBF et le CBA. J'ai sollicité l'aide du ministre de l'Information et l'Entreprise nationale de production audiovisuelle (ENPA). Le sous-directeur de l'audiovisuel du ministère à l'époque a tenté de me dissuader de faire le film, avançant que Kateb étais trop « opposant » au pouvoir, etc. L'ENPA, qui devait coproduire, s'est rétractée. Il fallait attendre mi-août Après ces années d'exil loin du pays, quel regard a gardé Kateb sur l'évolution de l'Algérie ? Il faut dire que Kateb a commencé son deuxième exil vers la fin 1986. Je pense que c'était plus pour avoir la paix pour écrire. A Alger, il était très sollicité. Il n'arrivait pas à s'isoler pour se consacrer à l'écriture. La rébellion était une constante chez lui. Comment l'aviez-vous ressentie à ses côtés ? Kateb se disait révolutionnaire permanent. Sa force était qu'il ne désirait aucun pouvoir. C'était en soi son grand pouvoir. Ça lui donnait la liberté du véritable militant. C'est Jorge Semprun qui disait : « Le militant ne fait pas de politique : il fait confiance Ce n'est qu'à partir du moment où, pour telle ou telle autre raison, la confiance se brise, que commence la possibilité de faire de la politique. » Et je pense que Kateb a toujours eu confiance en l'homme. C'est un poète ! Il faisait partie de ces gens pour qui, une fois l'indépendance retrouvée, ils allaient vivre « l'utopie », c'est-à-dire ce à quoi ont rêvé pour nous nos parents pendant la lutte pour l'indépendance. Que pensait-il des événements d'octobre 1988 ? Dans mon film, il en parle un peu. Je pense qu'il voyait essentiellement en cela cette jeunesse algérienne dans la rue qui exprimait son ras-le-bol d'une vie de hitiste. Mais il ne voyait pas la suite des événements tragiques qu'allait vivre l'Algérie. Quel regard avait-il sur la littérature algérienne de la fin des années 1980 ? Entretenait-il des contacts avec d'autres écrivains algériens ? Dans nos entretiens sur la littérature algérienne, Kateb Yacine était toujours content qu'on écrive. Il soutenait cette soif d'écrire de tous les écrivains des années 1980. Pour lui, l'essentiel est que la nouvelle génération s'exprime. Votre itinéraire cinématographique semble lié aux écrivains algériens. Les Suspects, film adapté du roman de Tahar Djaout, Les Vigiles, sera présenté ce mois-ci au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier. Ce film a été présenté à Alger et ailleurs. Comment avez-vous vécu sa réception chez différents publics ? Nous avons organisé une première mondiale à Alger fin 2003 sous le patronage de la ministre de la Culture. Je suis ravi de dire que c'est un film soutenu par l'Etat algérien. Je pense qu'il faut distinguer l'Etat de la politique. L'Etat, c'est le service public. L'accueil me semble favorable. C'est difficile pour moi de répondre. Maintenant, le film appartient au public. Vous rappelez-vous d'un moment qui vous a ému lors de cette aventure au côté de Kateb Yacine ? Lorsqu'on tournait le film, Kateb et moi avions décidé de réunir ses trois enfants dans une même scène. En vain. Il m'a alors dit : « C'est comme pour l'Algérie qui n'arrive pas à réunir ses enfants, c'est mon drame et celui de l'Algérie. » Kateb portait profondément l'Algérie en lui. C'est notre étoile qui, j'espère, nous éclairera toujours. Kateb nous manque.