Un jour, alors que la guerre d'Algérie faisait rage, Khalfa Boualem est incarcéré, torturé. Il entreprend de voir, de regarder, d'écouter, de sentir ce qui se passe, là, dans plusieurs parties de son corps où l'« événement » a eu lieu. « Ce n'est pas grand-chose qu'un corps douloureux. C'est arrivé à plusieurs, à beaucoup de camarades. Ce serait néanmoins à observer bien. » L'observation, donc, commence : « Et pourquoi, moi, qui suis sous terre, Dans ma cage et ma prison, Dans cette ville où je ne suis Que pénombre du jour, Sombre reflet de la nuit. Dans ce pays qui est ma tunique de Nessus, mon lange et mon linceul, Pourquoi ne chanterai-je pas Ne creuserai-je pas de ma plume Mon tunnel d'évasion Pourquoi n'écrirai-je pas Sur ma poitrine, En tatouages indélébiles Ce qui suffoque dans ma poitrine. » Il se trouve, donc, que le sujet dispose de moyens assez exceptionnels pour mener cette observation à bien. Cette façon d'aiguiser les perceptions qui n'appartient qu'à lui, une certaine manière de les ramifier, les amplifier, les soumettre au scalpel d'un langage éclaté, étoilé, coupant, précis. Sans aucune ostentation. Avec la plus grande simplicité même : « Pourquoi dit-on que les vagues sont meurtrières Les voilà qui se brisent avant même d'atteindre la rive ? « Où elles viennent mourir haletantes Déchiquetées par les rochers assassins Ou avalées sans trêve par les sables mouvants » On l'aura compris, la prison, si elle a son importance dans cette entreprise d'observation, n'est pas l'essentiel. L'essentiel est l'occasion trouvée là par Boualem Khalfa de poser un regard aigu sur ces fonctionnements de la vie nerveuse, organique qui se traduisent si spontanément chez lui par des fonctionnements « poétiques » de l'écriture, saccadés, brisés mais nets, insistants, vrillants et par là même très réellement exploratoires. Passée la prison. Voici l'indépendance après mille sacrifices. Voici encore la prison et... plus tard la clandestinité. Les mots fusent avec une foi en l'homme inébranlable : « Si ces biens les plus précieux Qui soient au monde T'étaient permis Connaîtrais-tu vraiment Les mille et un sens Les mille et un visages Du mot sacrifice Dont tu crois avoir depuis longtemps Fait mille et une fois le tour. » Dans l'ensemble des poèmes de Khalfa Boualem, où tout ce qui remue, palpite, bouge, chemine vers les extases de la « complétude », est comme une suite de longs battements de la conscience. Conscience poétique décrite par Mohamed Khedda en ces mots brefs : « Les poèmes de Khalfa Boualem sont des poèmes de guerre et de haine, de clandestinité, d'interrogations et de certitudes, mais aussi des poèmes de paix et d'amour, de foi en l'homme et en son avenir. » (1) Tous les extraits de poèmes sont tirés du recueil Cœur à corps, publié par l'Enal en 1983.