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ils ont fait la guerre de Libération nationale autrement
Léo et Michel Launay
Publié dans El Watan le 23 - 08 - 2007

Le 13 janvier 2006, Michel Launay a reçu la médaille de reconnaissance pour services rendus au peuple algérien durant la guerre d'Algérie. Disons d'emblée que Léo, son épouse, a refusé pour elle-même cette marque de reconnaissance pour des raisons qui lui sont propres ; Michel l'a acceptée et il était même enthousiasmé par la nouvelle qu'il a reçue du consul général d'Algérie à Paris. Reconnaissance qui varie selon les conjonctures politiques : 44 ans après, elle s'exprime enfin pour le couple Launay.
J'ai rencontré Léo et Michel Launay à Paris, lors des séjours que j'y ai faits pour mes recherches. Un jeune couple de plus de 72 ans, plein d'énergie, épris de l'Algérie et de son peuple. Tous deux continuent les rencontres à Paris, où qu'ils se trouvent, pour parler, discuter et évoquer le pays où ils ont vécu en pleine guerre. Ayant les mêmes préoccupations qu'eux, j'ai décidé de recueillir leurs témoignages à chaque occasion. Rendez-vous était donc pris avec Michel et Léo pour évoquer et comprendre cette Algérie qui nous tient à cœur. Quel est ce couple de militants qui, très tôt, a adhéré à la cause algérienne ? Léonie Bois, dite Léo, est née en 1931 à Quimper. Sa mère, avant-dernière née d'une famille de paysans, travailla en usine puis devint bonne dans une famille riche et aristocratique de Bretagne. Son père, peintre céramiste à la faïencerie Henriot de Quimper, est mort comme soldat pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce malheur va permettre aux enfants Bois, pupilles de la nation, de faire des études et d'échapper à la condition difficile de leur mère. La sœur aînée, Jeanne, devint institutrice, et Léo suivit une formation d'agent technique en chimie. Elle quitta sa Bretagne pour Paris où elle travailla dans un laboratoire de l'Etat. C'est dans ce laboratoire qu'elle fit ses premiers pas en politique, grâce à deux ingénieurs communistes. Elle signa avec eux les pétitions contre la guerre d'Algérie en 1956. Signature qui lui valut trois jours de mise à pied de son laboratoire, sanction qui ne la découragea point, puisqu'elle se syndiqua à la CGT. Ses conditions de travail et son engagement politique ne l'incitaient plus à rester dans ce laboratoire, elle le quitta : décision soutenue par le jeune normalien de la rue d'Ulm, Michel Launay, qu'elle venait de rencontrer. Elle s'inscrit alors à l'université Nouvelle, au quartier latin, dirigée par des universitaires communistes qui donnaient bénévolement des cours du soir, elle devient maîtresse d'externat dans un lycée pour assurer son quotidien. Léo et Michel, chacun de son côté, faisaient leur apprentissage politique : Léo surtout par la pratique, puisqu'elle était devenue responsable syndicaliste CGT ; Michel, c'est en tant qu'intellectuel qu'il développa son engagement politique tout en poursuivant ses études dans sa prestigieuse école ; sans le savoir, il expérimentait ce que Louis Althusser, le célèbre philosophe de la rue d'Ulm, appelait la « pratique théorique ».
Mais avant, qui était Michel, et quel était son engagement ?
Michel Launay est né en 1933, à Paris, de parents prolétaires et militants. Sa mère, Madeleine, fut élevée par son grand-père, un petit entrepreneur, qui fut président du Conseil général de la Marne. Après le bombardement de Reims en 1914, ils quittèrent leur ville natale pour venir à Paris. Madeleine travailla comme ouvrière dans la confection, puis, poussée par son grand-père à faire des études, réussit un concours de sténodactylo qui lui permit d'être fonctionnaire au ministère de l'Agriculture, affectée au Crédit agricole. Elle devint la secrétaire personnelle du directeur, Yvon Delbos, ancien normalien, franc-maçon, qui allait devenir député radical, puis ministre des Affaires étrangères du Front populaire et enfin ministre de l'Instruction publique. Une situation qui sera bénéfique pour Michel. Quant à son père, Charles Launay, né en 1911 en Normandie, il travailla jeune dans une fabrique de camembert. A 14 ans, il quitta son père qui l'avait giflé et partit, une canne à pêche sur l'épaule, pour faire croire aux gendarmes qu'il était un enfant du pays qu'il traversait. A Poitiers, il fit la rencontre des Compagnons du Tour de France, une organisation ouvrière qui lui permit de gravir les échelons d'apprenti et de compagnon dans la traditionnelle hiérarchie ouvrière ; il continua sa route, travailla comme docker à Bordeaux, puis arriva à Paris, où il découvrit les restaurants végétariens et les groupes « anar » (anarchistes). C'est alors le moment du service militaire obligatoire. Devenu anarchiste pacifiste et donc antimilitariste convaincu, Charles adressa en 1931 une lettre au président de la République pour lui exprimer son refus de devenir militaire. Il fut condamné à un an de prison, comme « objecteur de conscience » en même temps qu'un autre objecteur, le pasteur Martin et que Raymond Guyot, dirigeant des Jeunesses communistes, qui, lui, était un insoumis luttant clandestinement contre la guerre du Rif au Maroc. Charles s'éprend de la visiteuse bénévole de prison, Madeleine. Ils se marient dans la prison. Ils auront deux enfants, Michel et Ivan. Notons ici que le géniteur de Michel est un autre « anar », Marcel Mermoz (dont Jean-Marie Domenach publia aux Editions du Seuil l'autobiographie titrée L'autogestion, c'est pas de la tarte… Mais cela est une autre histoire qui d'ailleurs croisera elle aussi la guerre d'Algérie grâce à Messali El Hadj que Mermoz allait voir quand il était assigné à Niort et un messaliste passé au FLN, « Tonton Guettaz ». Puis ce fut la Seconde Guerre mondiale. Charles renonçant à son « objection de conscience », milite alors contre le nazisme. Il est fait prisonnier de guerre en Allemagne en 1940. Il y resta 5 années. Madeleine, la mère de Michel, démunie, doit envoyer ses enfants dans une pension du ministère des Prisonniers sous l'assistance du Secours catholique du Loir-et-Cher où Michel fait ses premiers pas dans la foi chrétienne. Elève intelligent et assidu, il est présenté au concours pour obtenir une bourse d'entrée en 6e et est admis dans le célèbre lycée Henri IV. Il intensifie son engagement religieux, devient Scout de France tout en continuant ses études, toujours le meilleur de sa classe. Un de ses professeurs le pousse à passer le concours d'entrée à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm. Au bout de trois années de travail acharné, Michel entra comme « cacique » (major de promotion) dans la fameuse école. Son engagement religieux fut alors ébranlé : le Pape venait de condamner les prêtres ouvriers, leur ordonnant le retour dans les paroisses. La rencontre avec Léo va aider Michel à sortir définitivement d'un engagement qui l'inclinait à devenir moine. En 1956, Michel fut reçu à l'agrégation des Lettres classiques et épousa Léo dans une petite église de Bretagne pour faire plaisir à la mère de Léo, qui était, en bonne Bretonne, profondément catholique. En janvier 1956, Michel avait adhéré au Parti communiste français, dans la cellule des élèves de son école, pour en quelque sorte retrouver la classe ouvrière de ses parents. Mais, très activement engagé, il avait par ailleurs été contacté par le père Davezies, du réseau Jeanson de soutien au FLN, Front de libération nationale, de la part de son ami le père Bernard Bouderesques, prêtre ingénieur de la Mission de France. Le couple, Léo et Michel, adhéra au réseau Jeanson et, pour commencer, va servir de prête-nom à l'achat d'une voiture servant aux déplacements des responsables algériens traqués par la police. Il fallait que Michel ait son permis de conduire : qu'il passa aussitôt. La voiture fut achetée au nom de Michel. Alors que le réseau Jeanson était en pleine activité, Michel fut appelé au service militaire en 1959, en Allemagne. Léo continua ses activités clandestines dans le réseau Jeanson. Le père Davezies lui présenta les jeunes femmes du réseau et notamment Hélène Cuénat, Paule Bolo, Antoinette et Marceline et bien d'autres femmes avec lesquelles elle milita pour compter, assembler et conditionner l'argent recueilli auprès des travailleurs algériens par le FLN, pour le placer dans des banques en Suisse. Pour assurer cette mission, les jeunes femmes devaient être insoupçonnables : elles s'habillaient de manière élégante et ne se donnaient des rendez-vous que dans les endroits les plus huppés de Paris. Michel se souvient de Blanche Curiel, fille d'un directeur de banque égyptien, communiste, qui s'habillait en tailleur d'une blancheur immaculée de chez Christian Dior… (Cette grande maison de mode savait-elle à quoi servaient ses luxueux cartons à chapeau ?) Une autre mission, plus importante, à laquelle va participer Léo, était de faire passer les frontières à des responsables algériens dont la vie était en danger à Paris. Il fallait les accompagner en Allemagne. Une mission qui nécessitait une prudence et une organisation rigoureuses. Michel faisant son service militaire à Trèves, cela facilita les choses. Pour faire passer un seul Algérien clandestin, il fallait deux voitures et quatre personnes. Léo explique qu'une première voiture appelée « pie » servait d'éclaireuse, elle devait démarrer une demi-heure avant celle qui transportait le clandestin. Dans la première, il y avait deux femmes françaises. Dans la seconde, Léo, le clandestin algérien et Philippe qui conduisait. Le voyage devait durer une journée. A 20 km de la frontière, une halte dans un petit village, Merlebach, où les attendaient deux jeunes femmes (pieds-noirs) qui étaient du réseau Jeanson. Ensuite, le chauffeur, Léo et le clandestin faisaient les 20 km qui restaient pour arriver à la frontière allemande. Léo se souvient de ces moments difficiles : la peur au ventre, un Algérien clandestin, incapable de cacher son anxiété, faillit compromettre la mission. Une fois arrivés en Allemagne, l'Algérien disparut et Léo continua vers Trèves où l'attendait son mari Michel. Ce clandestin n'était autre que celui qui deviendra, dans l'Algérie indépendante, le premier ambassadeur d'Algérie à Moscou… Alors que Michel continuait paisiblement son service militaire en Allemagne, les choses s'envenimaient en Algérie. Les témoignages fusaient de partout sur les atrocités commises par l'armée française. Le réseau Jeanson, appuyé par le réseau Curiel, exhortait les jeunes Français à la désertion. Michel avait déjà annoncé à ses supérieurs qu'il n'irait pas faire la guerre en Algérie et que, quoi qu'on fasse, l'indépendance de l'Algérie arriverait. Ce qui lui valut une surveillance rapprochée et quelques mises en garde, mais son statut de normalien et ses activités sportives ainsi que les cours d'alphabétisation qu'il donnait bénévolement aux soldats illettrés, sa participation à la fanfare du régiment, plus les cours particuliers qu'il donnait à son capitaine, qui préparait le concours de l'école de guerre pour accéder aux grades supérieurs, lui valurent une certaine estime et même la sympathie de quelques gradés sauf de son supérieur le colonel Jean-Pierre, le frère du fameux parachutiste Jean-Pierre. Ce colonel le convoqua pour lui annoncer son départ pour l'Algérie. Une annonce dont Michel se souvient mot pour mot : « On vous enverra en première ligne. Il n'y aura rien de tel pour vous changer vos idées. » En clair : « Sujet à exposer », selon l'expression consacrée de l'époque qui signifiait la condamnation à mort sans jugement. Il resta donc à Michel la désertion que ses amis du réseau Jeanson lui préparaient. On lui proposa une planque en Tchécoslovaquie pour étudier les réformes agraires en vue de les appliquer à l'Algérie après l'indépendance ! Proposition que Léo trouva peu sérieuse. Elle alla demander conseil à l'aumônier de la rue d'Ulm, l'abbé André Brien, resté ami de Michel. Sans hésitation, il actionna l'un de ses camarades de captivité de la Seconde Guerre mondiale, le général de Boissieu, gendre du Général de Gaulle, pour trouver une solution au problème posé par Michel. C'est à l'Elysée que le cas fut plaidé. On lui assura que si Michel allait en Algérie, il pourrait ne rien faire contre sa conscience. Michel et Léo, après maintes réflexions, acceptèrent le compromis. Début mars 1960, Michel embarqua à Marseille pour Alger avec 3000 autres soldats sur le ponton. Au port d'Alger, l'attendait un capitaine qui le conduisit en jeep au quartier général des Sections administratives spécialisées (SAS), qui commandait les quelque 700 SAS créées en 1956, à l'imitation des affaires marocaines de Lyautey, pour contrôler le bled, pour tenter d'isoler les maquisards de la population. On lui donna son ordre de mission afin de rejoindre son unité au village de Trois-Marabouts, (Sidi Ben Adda), près de Aïn Témouchent, lui expliquant que cette SAS était « stabilisée », pacifiée et qu'on jugerait le « chasseur porté Launay » non sur son passé mais sur ce qu'il ferait. « Exécution ! » Michel traversa tout seul l'Algérie, d'Alger à Oran en train, puis l'Oranie en autobus, d'Oran à Aïn Témouchent puis à Trois-Marabouts (Sidi Ben Adda). C'était un
dimanche, où seule la cuisinière de la SAS va l'accueillir, une Espagnole qui avait apprisl'arabe plutôt que le français au fond de la mine de Beni Saf où elle avait travaillé dès l'âge de 14 ans. Elle fut pour Michel une grande amie et il écrivait sous sa dictée les lettres qu'elle envoyait à son fils, appelé au service militaire dans un autre coin d'Algérie. Le capitaine chef de SAS avait besoin d'un « Français de France » pour encadrer les deux jeunes moniteurs algériens, Mohammed et Ahmed, qui venaient de faire un stage en France. Michel va devenir « moniteur sportif en chef de la SAS ». En fait, nos deux moniteurs algériens (FSNA : Français de souche nord-africaine) avaient d'autres activités que celles qu'ils affichaient : Mohamed était devenu le chef de la Jeunesse FLN du village et avait pris le risque de faire un test pour connaître les idées de ce jeune Français bizarre qui n'avait pas voulu être officier malgré ses diplômes. Il avait un numéro de France-Observateur, le journal de gauche qui menait une campagne contre les tortures et était interdit en Algérie. Dans le grand dortoir aux lits superposés aménagé dans une grange de la ferme où étaient mélangés la nuit les soldats français du contingent, Michel et les moniteurs sportifs, Mohamed laissa traîner sur sa paillasse son France-Observateur. Michel avait accepté de faire fonction de caporal de garde et devait faire une ronde de nuit, sans arme, toutes les quatre heures. Il vit l'hebdo étalé sur la paillasse, le remit à tout hasard sous les draps du militaire imprudent, apprit le lendemain matin que la paillasse était celle de Mohamed, « l'engueula » d'être aussi imprudent et de le placer dans une situation impossible (le moniteur était-il seulement imprudent, ou était-il un provocateur, un mouchard, un chikem du chef de SAS ?). Par un second test encore plus imprudent, Mohamed et Ahmed décidèrent de ne plus dormir avec les soldats et de transporter leurs paillasses dans une petite pièce qu'ils avaient dénichée et baptisée « local des moniteurs sportifs ». Ils invitèrent Michel à les rejoindre. Ravi, il accepta et toutes les nuits ils écoutaient « La voix de l'Algérie libre », la radio clandestine du FLN émettant depuis le Maroc. C'est ainsi que Michel apprendra l'hymne populaire algérien, Min Djibalina, (De nos montagnes). Il eut aussi l'idée d'écrire, chaque jour, avec un bic, sur la paume de sa main gauche, un mot arabe que lui dictaient, sur le stade, les orphelins de guerre trop nombreux pour pouvoir jouer au foot et pour trouver une place à l'école française. C'est ainsi qu'une grande amitié va naître entre Ahmed, Michel et Mohamed, puis s'étendre sous la forme d'une certaine confiance aux autres jeunes du village et même à Kadri Abdelkader Benfodda, le seul lycéen musulman de Trois-Marabouts, qui était pensionnaire à Sidi Bel Abbès et à qui son père, ouvrier agricole, avait interdit de fréquenter un soldat français d'autant plus suspect qu'il servait dans une SAS. Léo ne va pas tarder à rejoindre Michel. Pour quatre jours de vacances dans son bled perdu, elle fit le long voyage de Paris à Trois-Marabouts, puis un deuxième voyage où, cette fois, elle décida de rester jusqu'à la fin du service militaire de Michel. Cela tombait à pic, puisque Michel venait de recevoir son salaire en tant que fonctionnaire maintenu sous les drapeaux au-delà de la durée légale, après ses 18 premiers mois de service militaire. Michel prospecta pour que Léo puisse travailler comme femme de ménage, demande qui surprendra les Européens du village : « Une Française ! Une Française bonne à tout faire ! ... une mauresque… une fatma ! Vous n'y pensez pas ! » Au même moment, le QG des SAS à Alger demandait aux chefs de SAS des monographies. Ces études détaillées des tribus, villages, communes et villes de tous les départements et arrondissements d'Algérie relevaient des missions des SAS depuis leur création par Soustelle, en 1956, mais les chefs de SAS, officiers de carrière, capitaines ou lieutenants, presque tous anciens d'Indochine, ne pensaient, sauf exceptions, qu'aux opérations militaires et au renseignement de type strictement militaire. Le commandant des SAS de l'arrondissement de Témouchent, ayant sous la main un normalien, demanda à Michel s'il était capable de rédiger la monographie de la commune de Aïn Témouchent en… 9 jours. Le général Gambiez, commandant tout l'Ouest algérien, voulait en effet voir au moins un spécimen de monographie sur les 19 exigibles dans l'arrondissement ! Michel était tout indiqué pour ce travail, qui lui permettait d'avoir accès à de nombreuses archives locales, publiques et privées et de rencontrer ce qu'on peut appeler les élites locales, les maires et secrétaires de mairie, les enseignants des écoles publiques, l'Ecole d'agriculture, les prêtres, pasteurs, imams, tolba, gardes-champêtres, médecins, infirmières, animateurs d'associations et les rares Européens libéraux, à vrai dire, une poignée de socialistes et francs-maçons, surnommée « les 3 Mousquetaires », et quelques colons, quelques gérants de fermes, fellahs, jeunes filles ou jeunes femmes… Léo avait eu, dès son arrivée à De-Malherbe, Aghlal, un bon contact avec les femmes algériennes. Le premier après-midi de son arrivée, elle alla se promener dans le « village nègre », c'est-à-dire le bidonville voisin, en portant, sans connaître encore sa valeur symbolique, une robe verte, couleur de l'Islam et du drapeau algérien qui circulait clandestinement. Elle fut très souvent invitée à prendre du thé et accompagnait volontiers les femmes dans leurs sorties sans hommes, sinon au hammam et même à un mariage, du moins à l'Assistance médicale gratuite (l'AMG des SAS et de l'armée)… Avec elles, elle osa même, par deux fois, se moquer de Michel et de la symbolique et contre-productive « bataille du voile » engagée vainement par l'armée, en revêtant le grand drap blanc qui la couvrait entièrement à l'exception du « petit œil » des Oranaises pour se présenter devant Michel, assez gêné d'être regardé avec insistance et effronterie par une petite Mauresque délurée qui finit, d'un geste particulièrement brusque et théâtral, par se dévoiler, accompagnée et encouragée par les rires complices de toutes les femmes. Léo accepta aussi d'aider Michel à dépouiller une grande partie des archives de la colonisation de la province et du département d'Oran. Il acheta un scooter, une Lambretta qui devint célèbre dans le bled. Ils sillonnèrent donc la région et travaillèrent comme des fourmis, recueillant des informations ici et là. En mai 1961, alors que la guerre d'Algérie n'en finissait pas (le putsch des généraux félons avec l'OAS allait encore la prolonger tragiquement), Michel et Léo quittèrent l'Algérie après une année de vie intense. Enrichie d'une documentation écrite et orale sur l'Oranie, Léo s'inscrivit à l'Ecole pratique des hautes études pour rédiger un mémoire sous la direction de Jacques Berque, Pierre Marthelot et Germaine Tillion qui aidèrent son travail avec beaucoup d'attention exigeante et de sympathie. Il s'agit d'une monographie de 250 pages intitulée La dépossession territoriale de la tribu des Ouled Zeir et ses conséquences. Une des tribus les plus importantes dans la région. Michel eut enfin le poste attendu d'assistant à la Sorbonne et s'attela à préparer son ouvrage qui sera publié en 1963, intitulé Paysans algériens, la terre, la vigne et les hommes grâce à Jean Lacouture aux Editions du Seuil. Un ouvrage qui eut beaucoup d'échos dans le milieu engagé français. N'ayant pas définitivement coupé avec l'Algérie, notre jeune couple, pour les vacances qui suivirent le retour en France, voulut revenir en Algérie. Mais leurs amis algériens les en dissuadèrent et leur recommandèrent de faire le voyage au Maroc pour rencontrer les Algériens réfugiés à Oujda. Leur ami Abdelkrim Meliani, instituteur de Lourmel (El Amriya), recommanda à Michel de rencontrer son parent par alliance, ami, le docteur Tedjini Hadj Haddam. Michel et Léo vont être confrontés à la dure réalité des camps de réfugiés. Ils rencontreront des amis. A la suite de ce voyage, Michel se rendit compte de cette réalité dans les revues Europe et Esprit, témoignage sur les réfugiés algériens aux frontières. En 1962, à l'indépendance, Michel faillit être nommé en Algérie, dans le cadre de la coopération franco-algérienne, comme ce fut le cas de ses amis Bourdieu, Gallissot et Jeanne Favret. Il rencontra cette dernière, alors à Oran, aux Archives, où elle effectuait un travail sur l'agriculture algérienne pour le compte du CNRS. Elle poursuivra ce travail sur les recommandations de Mohammed Harbi, alors directeur au cabinet de Ben Bella. Elle devint une grande amie du couple. Dernièrement, elle lui confia toute sa documentation et ses archives sur l'Algérie. Par un concours de circonstances, Michel ne fut pas nommé en Algérie comme ce fut le cas de ses amis : occasion ratée de se racheter d'avoir accepté de faire son service militaire en Algérie, cas de conscience dont il ne se remettra pas ! Cela lui donna bien des remords dont il ne se cacha point. Il accepta, plus tard, un poste à l'université de Sao Paulo, comme pour faire son deuil de son Algérie. Un deuil qu'il n'arriva pas à assumer. A son retour du Brésil, Michel tomba dans une dépression due en partie au fait de ne pas avoir su dire non au service militaire comme le lui avaient suggéré les réseaux Jeanson et Curiel. Bien que n'ayant commis aucun acte de violence, la « blessure » est là. Il s'agit de la cicatriser. En 1978, Michel accepta une invitation de l'Algérie, du ministère de la Formation professionnelle pour animer, avec Henri Desroche et Maurice Parodi, un stage de formation sur l'organisation des coopératives agricoles. Un séjour qui permit à Michel de poursuivre la cicatrisation de sa blessure. Puis vint alors une deuxième invitation par le wali de Aïn Témouchent, grâce à son ami Nadir Marouf, comme seul expert français aux Journées internationales sur la
viticulture de l'Algérie. Il accepta d'autres invitations, infatigable : ce « jeune homme » de 72 ans revient toujours en Oranie avec ferveur. Il en profite pour revoir son pays de jadis, Trois-Marabouts (Sidi Ben Adda) et ses amis. Michel ne refuse aucune invitation lorsqu'il s'agit de parler de l'Algérie où d'y aller. Son dernier séjour date de mars 2005, lorsque, sur l'invitation de son ami Mandouze, il accepta la responsabilité de conduire et guider un groupe de 200 personnes de Témoignage chrétien venus en pèlerinage en Algérie. Michel ne s'arrêtant point, il a plusieurs projets en tête : certains sont déjà en exécution. Il publie Vérité Pour (l'Algérie et la France), bulletin du réseau Jeanson dont il fut un rédacteur (du brouillon utilisé par Jeanson) pour le numéro zéro. Egalement, la réedition et mise à jour de son ouvrage Paysans algériens. Mais le projet qui lui tient à cœur est celui de voir réaliser l'Encyclopédie virtuelle de l'Algérie à l'image de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, dont il a déjà recueilli un certain nombre d'articles pour la lettre A. Michel est enfin reconnu par les siens, les Algériens et les Français, qu'il pensait avoir trahis en acceptant un service militaire que quelques autres avaient refusé de faire. Certains en payèrent le prix. Compromis, imposé, accepté, comme un viol de conscience dont il se remet peu à peu. Michel est tout apaisé par cette annonce inattendue. Le peuple algérien le reconnaît. Il va recevoir cette médaille de reconnaissance pour services rendus au peuple algérien pendant la guerre d'Algérie. Sa blessure peut enfin se refermer définitivement. Il n'en reste pas moins que l'Algérie ne doit jamais oublier toutes et tous les autres : je pense à Héléne Cuénat et à Didar Fawzy, à Adolfo Kaminsky et Jacques Dupont, à Janine Cahen et Micheline Pouteau, à Bernard Boudouresques et Robert Davezies, à tous ces autres, hommes et femmes. Ils ont cru et combattu pour que l'Algérie vive en paix.
Merci à vous tous, Léo, Annette, Hélène, Michel, Philippe, Denise et Philippe et tous les autres.


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