On savait avant 1954 - avant le déclenchement de la Lutte armée - que l'occupation de l'Algérie était loin d'avoir été une simple expédition de pacification, une entreprise de « civilisation » des populations autochtones en les débarrassant de l'emprise ottomane. La colonisation française, c'est d'abord une violence contre les Algériens et c'est aussi le moyen par lequel elle s'est maintenue durant plus de 130 années. L'histoire de la conquête de l'Algérie, c'est d'abord une longue succession d'actes de violence contre les populations locales : enfumades, massacres, razzias et récoltes brûlées, tout cela ordonné par des généraux français : Saint Arnaud, Lamoricière, Canrobert... C'est aussi l'expropriation de millions de fellahs par l'armée coloniale des meilleures terres agricoles, l'application du code de l'indigénat, les centres de regroupement des populations, véritable univers concentrationnaire, l'exclusion des Algériens rabaissés au rang de colonisés... La torture - sans doute la forme la plus abjecte qu'a pu prendre cette violence du colonisateur à l'égard du colonisé - a préexisté au déclenchement de la Lutte armée. Les commissariats de police, les casernes de militaires et autres cantonnements de l'armée ont été, on l'imagine aisément, les lieux où des sévices ont été pratiqués à l'encontre d'Algériens. Après novembre 1954, les témoignages sur la torture sont devenus de plus en plus fréquents. Il y a eu d'abord les récits d'appelés français diffusés dans la presse progressiste ou catholique en France. Jean Muller, jeune conscrit français, catholique de gauche, rapporte ce qu'il a vu dans les casernes militaires en Algérie dans le journal Témoignage chrétien, en 1956. Le numéro en question est d'ailleurs saisi sur instruction du gouvernement de Guy Mollet. L'appelé français disparaîtra dans les djebels dans des conditions mystérieuses. D'autres témoignages paraîtront dans la revue Temps modernes dirigée par Jean-Paul Sartre. Inutile de préciser que les exemplaires de la revue sont envoyés au pilon sur ordre des autorités françaises. Le philosophe et directeur de la revue comparaîtra même devant le tribunal militaire. Mais faute de preuves, l'affaire n'ira pas plus loin, la diffamation n'ayant pu être retenue contre l'auteur du témoignage. Mais c'est sans doute le fameux cri de dénonciation à travers l'opuscule intitulé La Question écrit en pleine détention en 1957 par Henri Alleg qui fera l'effet d'un pavé jeté dans la mare dans la France républicaine au moment où les militaires qui « opéraient » en Algérie avaient pratiquement le droit de vie ou de mort sur les Algériens au nom des « pouvoirs spéciaux » que leur avaient attribués le gouvernement et l'Assemblée. Pour la première fois, un supplicié, qui plus est d'origine française, dénonce ce que certains de ses compatriotes commettaient en Algérie au nom de la France, comme il l'écrivit dans La Question. D'autres écrits, drames vécus de suppliciés ou récits de témoins forcés, sont venus confirmer, autant de fois, cette affreuse facette d'une sale guerre menée par la France coloniale. Et surtout confirmer ce que l'on soupçonnait déjà : les cas de torture n'étaient pas de simples bavures commises par des individus et que les autorités civiles françaises ne pouvaient pas ignorer leur existence, souvent couverte par la justice coloniale. Laquelle justice poussera la violence jusqu'à multiplier les condamnations à mort et l'exécution des peines capitales de militants nationalistes et de combattants algériens. Plus d'un millier, très exactement 1451 condamnations capitales ont été prononcées par un appareil judiciaire colonial aux ordres des militaires français. Les historiens n'ont pas été en reste et n'ont pas hésité à recueillir témoignages, dénonciations et aveux au fil du temps et tenter de déchiffrer, lire la pratique de la torture à travers les comptes rendus officiels et autres archives militaires et civiles qui leur ont été ouvertes au fur et à mesure que les tabous sur la guerre d'Algérie reculent dans la France officielle. La recherche historique et documentaire est venue renforcer les témoignages des sévices subis par les victimes de cette pratique qui allait être institutionnalisée par l'armée et l'administration coloniales à partir de 1956. Notamment dans le Constantinois où exerçait Maurice Papon en tant qu'Inspecteur général en mission extraordinaire (IGAME). Le transfert des pouvoirs de police au profit de l'armée - les fameux pouvoirs spéciaux - et la sujétion de l'appareil judiciaire par le pouvoir politique de l'époque vont accentuer la spirale de la torture. Celle-ci ne sera plus alors une simple série de bavures ou d'actes individuels isolés, mais non moins infamants, mais bien « un moyen de gouvernance des colonisés » par lequel le système colonial entendait se maintenir en matant une rébellion, dont l'objectif était l'anéantissement de l'ordre injuste qui avait rabaissé les Algériens au rang d'objets. Devant une telle réalité décrite par les suppliciés eux-mêmes et d'autres témoins, consolidée par l'analyse d'historiens, il devient de plus en plus évident que le pouvoir politique français, symbolisé par les gouvernements qui se sont succédé depuis 1954, ne pouvait pas ignorer l'existence d'une telle pratique que, même s'il ne l'approuvait pas par écrit, connaissait au moins les militaires qui l'ont initiée dès 1955 et qui ont, pour la plupart, fait « leurs classes » en Indochine avant 1954 en affrontant les Vietnamiens qui ne voulaient, eux aussi, que leur indépendance. Une centaine de centres de torture Ces recherches montreront aussi que même l'arrivée du général de Gaulle à la tête de l'Etat n'arrêtera pas ou ne freinera pas le recours systématique à la violation de l'intégrité physique des Algériens par les militaires français. Elle se poursuivra avec plus d'ampleur tout au long de la bataille d'Alger durant l'année 1957 et ne cessera en fait que vers 1961, alors que les Algériens sont confrontés aux derniers acharnements sanglants des ultras de l'OAS. Henri Pouillot, qui était jeune appelé militaire français affecté au niveau du centre de torture qu'était la villa Susini entre juin 1961 et mars 1962, a témoigné dans un ouvrage paru en France en 2001 que le centre en question a fonctionné jusqu'au 12 mars 1962, c'est-à-dire quelques jours à peine avant le cessez le feu ! Le nombre de centres de torture et celui des Détachements opérationnels de protection (ou tristement célèbres DOP) ont été multipliés au fil des années pour passer de 24 en 1956 à près d'une centaine en 1960, selon certains historiens. En réalité, leur nombre sera nettement plus élevé. Ces centres de torture « chers » aux généraux Massu et Salan vont essaimer à travers le pays. Chaque lieu et chaque endroit, où les conditions le permettront aux militaires français, seront transformés en centres de torture où souffriront des centaines, voire des milliers d'Algériens des sévices pratiqués, comme l'a écrit Henri Alleg, au nom du peuple français. Comme la ferme Ameziane à Constantine, qui pouvait contenir jusqu'à 500 personnes à la fois... Entre 10 000 et 15 000 militaires étaient affectés à ces centres de torture, selon Henri Alleg. Si les récits des suppliciés et les témoignages des appelés et autres sur la pratique de la torture étaient évidents, les historiens n'ont pu avoir la confirmation qu'à travers une « lecture entre les lignes » des rapports officiels, procès-verbaux et autres comptes rendus d'interrogatoire des militaires français. Ce travail de déchiffrage s'est fondé d'abord sur l'interprétation et la suggestion que pouvait « laisser entendre » le contenu de ces documents, comme le fait que des aveux n'étaient pas obtenus spontanément ou que les interrogatoires étaient « poussés » à l'extrême... C'est par croisement et recoupement que les spécialistes ont essayé de donner une idée sur cette horrible réalité. En Algérie, des historiens algériens ont tenté globalement de rendre compte des atrocités commises par l'armée et le pouvoir colonial. Mais beaucoup reste à faire... La justice coloniale actionnée par les militaires durant la période de 1956 à 1961 fera également preuve d'une grande célérité. Sur plus de 1400 condamnations à la peine capitale, 198 exécutions à mort d'Algériens ont eu lieu, parmi lesquelles celle d'un militant d'origine européenne Fernand Yveton, membre du Parti communiste et le quatrième exécuté après Ahmed Zabana le 19 juin 1956. L'année 1957 a été particulièrement horrible sur ce plan. En effet, entre les 3 et 12 février, le bourreau aura officié seize fois. Pour sa part, l'Association nationale des anciens condamnés à mort, que préside Mustapha Boudina, avance une première estimation selon laquelle il y aurait eu 220 exécutions capitales durant la guerre de Libération sur l'ensemble du territoire. Cela sans compter les exécutions sommaires dans les centres de torture, les casernes... et tout simplement maquillées en tentative d'évasion, etc. Tous les témoignages et les récits poignants des suppliciés ne suffiront peut-être pas à rendre compte de l'horreur de la violence coloniale sans l'apport irremplaçable des historiens algériens dans la quête de la vérité historique sur la base de documents officiels et de comptes rendus militaires et autres archives. Le devoir de mémoire impose des autorités de mettre à la disposition de ces spécialistes tous ces documents classés « secret » afin qu'ils puissent accomplir cette tâche. R. B. Errata Des erreurs se sont malencontreusement glissées dans les articles de notre journaliste Réda Bekkat publiés dans l'édition spéciale du 1er novembre. Il fallait lire dans le titre de l'article publié en page 24 « Quand les militaires français massacraient des otages »