Lans un des ses nombreux discours de premier mandat, le président Bouteflika se plaignait que la jeunesse algérienne avait perdu toute notion de patriotisme, de sens civique et du bien général. En apparence, cette perte de patriotisme (au sens premier, d'attachement à la terre de ses pères) dure encore à ce jour et ne fait que s'exacerber. L'attachement à la patrie est devenue aujourd'hui, un sentiment totalement « ringard », que seuls peuvent encore ressentir les naïfs qui n'ont aucun lien avec la réalité désolante du pays, ou ceux, dont c'est le métier et l'intérêt d'enjoliver une situation noire et explosive, en vue de tromper une opinion devenue de plus en plus incrédule. Le dénigrement du pays, de son peuple, de sa gouvernance, justifié ou non, est devenu un sport national pour la majorité des Algériens, et pas seulement des intellectuels opposants ou ayant des sympathies pour l'opposition au régime. Le dénigrement antialgérien par des Algériens est la donne la mieux partagée du pays. Plus encore que ce qui traditionnellement, caractérisait le mieux le peuple algérien : son irascibilité et la brutalité de ses réactions qui, de l'avis de tous, étaient sa marque de fabrique. Du fin fond des régions rurales jusqu'aux lieux les plus huppés de la capitale, en passant par les usines, les bureaux, les lieux de savoir et de culture, les lieux de rencontre, les mosquées, au sein de la diaspora dans les pays étrangers, le sujet numéro un des discussions entre Algériens est : « Rien ne va dans le pays et cela va continuer pour l'éternité ». Un tableau effrayant de l'Algérie et des Algériens. On entend des jugements, à l'emporte-pièces ou très élaborés, qui ne donnent aucune chance au pays de se relever « de quarante-cinq années de gabegie, d'incurie, de mauvaise gouvernance, de détournements, d'escroqueries, de faux-semblants, d'ignorance, … cela de la part de ceux qui ont pris en charge la gestion du pays depuis l'indépendance ». A entendre ces voix, en quarante-cinq ans d'indépendance, les gouvernants successifs n'ont rien fait de sérieux pour développer le pays, en faire une nation qui compte dans le monde, instaurer la démocratie, former de vrais citoyens, accrocher le pays au train de la modernité, (ou à contrario, pour ceux qui pensent que l'Algérie a abandonné ses valeurs ancestrales pour intégrer le mode de vie occidental, réinstaurer lesdites valeurs ancestrales — assimilées aux seules valeurs islamiques— afin de les rendre pérennes). Les jugements sur la gouvernance sont totalement négatifs : aucune période n'échappe à la vindicte des « analystes », même si de temps à autre, la nostalgie du passé (y compris de plus en plus souvent, la période coloniale) ressurgit, surtout pour mieux condamner le présent et obscurcir encore plus l'avenir. Les jugements sur le peuple sont tout aussi négatifs : c'est lui le premier responsable de la situation que vit le pays depuis l'indépendance. Il a laissé faire et a même très souvent applaudi aux décisions iniques du pouvoir, lui donnant ainsi une légitimité qu'il n'aurait pas eu sans cela. Les pouvoirs successifs se sont tous revendiqués d'une très forte légitimité populaire, renforcée par des résultats d'élections ou de référendums qui sont autant de plébiscites. Tous les noms d'oiseaux sont accolés aux Algériens, en tant qu'individus et en tant que peuple subissant sans réagir les effets de la mauvaise gouvernance : incultes, ignorants, brutes, matérialistes, égoïstes, couards, toujours prêts à applaudir le plus fort, individualistes, incapables de s'organiser et de parler d'une seule voix. A contrario, toujours selon ces « analyses », il ne sait pas contenir sa violence et sa brutalité, quand il est manipulé par des clans (du pouvoir ou de l'opposition) qui ne veulent pas d'une situation de paix et de sérénité. Cette violence et cette brutalité sont consubstantielles de la personnalité de l'Algérien. L'histoire est pleine d'exemples qui le prouvent : certains massacres et actes barbares pendant les années de la guerre d'indépendance (Melouza, la bleuite, les règlements de compte, etc.) ; les violences des services de sécurité pendant les années de plomb, et même après ; la barbarie outrancière des groupes terroristes, et pour certains, des forces de sécurité, pendant la décennie noire ; etc. Cette violence, partie intégrante de la personnalité de l'Algérien, apparaît aussi à l'échelle individuelle : violences faites aux femmes et aux enfants, le plus souvent par leurs proches ; vengeances et règlements de comptes ; agressions, verbales et physiques, à l'encontre des plus faibles ; etc. Ce tableau effrayant de l'Algérie postindépendance peut être continué à l'infini. Chaque Algérien, que vous écoutez, peut en rajouter une couche : chaque événement politique, social, culturel, sportif, … est accompagné d'une nuée de commentaires le plus souvent négatifs. Une défaite sportive, surtout quand il s'agit de football, cette drogue donnée aux peuples pour le faire rêver et se défouler, est tout de suite transformée en déroute « d'une nation d'incapables ». Une calamité naturelle qui survient et on entend cette formule sans appel que « Dieu n'aime pas les Algériens et les punit par tremblements de terre et des inondations ». C'est aussi pour cela qu'il faut fuir ce pays. Faut-il prendre ces analyses pour argent comptant ? A l'évidence non. Tout ce qui est excessif est insignifiant. L'Algérie n'est certes pas ce paradis qu'elle aurait dû devenir, compte tenu de ses richesses naturelles, des potentialités qu'elle renferme dans pratiquement tous les domaines, des compétences humaines qu'elle avait et qu'elle continue d'avoir, des ressources financières qui sont les siennes, même si, elles sont étroitement dépendantes du seul prix du pétrole brut. Elle n'est tout de même pas cet enfer que tout le monde décrit, souvent avec délectation et une forte dose de masochisme. La vérité algérienne est très fortement contrastée : il y a en elle autant de négatif (fruit le plus souvent, de stratégies politiques initiées par et pour une caste de prédateurs qui a mis la main sur le pays depuis son accession à l'indépendance) que de positif. Le tout est d'en faire la balance et d'en tirer un solde qui peut être ou l'un (négatif) ou l'autre (positif). Essayons-nous à ce jeu du oui et du non. Les raisons qui font que les Algériens ont honte de leur pays En étant honnête, on peut trouver des raisons infinies de désespérer du pays. Des raisons liées au système politique mis en place au lendemain de l'indépendance (elles viennent d'ailleurs de plus loin : de la période de la guerre d'indépendance, que certains ont utilisée pour aiguiser leurs armes et préparer la prise du pouvoir) ainsi que des raisons propres à la personnalité profonde de l'Algérien, cet éternel insatisfait, à qui tout est dû, qui veut tout, tout de suite et sans efforts. Nous avons assez analysé, dans d'autres contributions, les tares du système politique mis en place au lendemain de l'indépendance, pour ne pas trop en rajouter ici. On peut résumer ce système par la formule suivante, chère à la famille révolutionnaire (qui comprend ceux qui ont participé à la guerre de Libération nationale et qui sont encartés dans l'Organisation des moudjahidine, les fils de chouhada et, depuis quelque temps, les enfants de moudjahidine) : « C'est nous qui avons libéré l'Algérie du joug colonial, c'est donc à nous qu'elle appartient. » Il est significatif que quarante-cinq ans après, on vote encore des lois qui créent et maintiennent deux niveaux de citoyenneté : les superscitoyens que sont les membres de la famille révolutionnaire, à qui l'on octroie toutes sortes d'avantages, que n'ont pas les citoyens de seconde zone que sont tous les autres. De la manière dont les choses se présentent, nous aurons bientôt des organisations de fils des enfants de chouhada, puis de petits-fils de moudjahidine, et ainsi de suite, qui vont intégrer la famille révolutionnaire, pour la pérenniser. Il est parfaitement compréhensible qu'une majorité d'Algériens s'élève contre ces abus : il est en effet normal que le pays, par l'intermédiaire de son Etat, prenne en charge les besoins essentiels des moudjahidine qui se sont battus pour la libération du pays, et ceux des enfants et des veuves de chouhada qui étaient dans le besoin, il est tout aussi normal, qu'il leur soit distribué des pensions substantielles qui leur permettent de vivre dignement. Il est par contre aberrant que quarante-cinq ans après, on parle encore d'avantages à leur accorder. C'est comme si tous les autres citoyens avaient été des harkis pendant la guerre de Libération et que leurs descendants, jusqu'à l'extinction de la race, ne sont et ne seront que des citoyens de seconde zone (à l'instar des indigènes de la période coloniale). Or, si la révolution de Novembre 1954 a pu survivre et vaincre, c'est uniquement parce qu'elle a été portée à bout de bras par tout le peuple algérien, qui, lui, n'était pas armé et ne pouvait se défendre contre la barbarie coloniale qu'il a subie dans sa chair. Le système mis en place au lendemain de l'indépendance, les décisions politiques, économiques et sociales qu'il a prises tout au long de cette période, portent les stigmates de cet accaparement du pouvoir par les prédateurs du clan d'Oujda (qui ont été très vite rejoints par beaucoup d'autres, y compris parmi ceux qui s'étaient positionnés dans une farouche opposition au pouvoir). L'objectif était le partage entre les membres du clan et leurs alliés, de la rente, ou plus prosaïquement, du gâteau que représentaient le pays et toutes ses richesses. Nous en sommes encore là aujourd'hui, rien n'a réellement changé sur ce point. Il est donc compréhensible que les critiques soient aussi négatives quant au système politique et aux fruits qu'il a produits depuis qu'il existe : ils peuvent se résumer par quelques mots : gabegie, corruption, irresponsabilité, incompétence, et, concept qui écrase tous les autres, « hogra ». L'Algérie indépendante est victime de cet état de fait. La grande majorité de ses enfants en paie, aujourd'hui encore, le prix fort. Mais ce qui a participé à pourrir encore plus une situation, qui était encore supportable jusqu'à la fin des années soixante-dix (paradoxalement considérées comme un paradis perdu par toute une génération d'intellectuels, qui se remémorent avec nostalgie les quelques avantages, les miettes que leur accordait le régime), ce sont les dérapages des années Chadli qui, consciemment ou non, a posé les jalons de la descente aux enfers du pays. Ce qui s'est passé après : l'islamisme radical, le terrorisme, la misère, l'insécurité, les morts, les disparitions, la chasse aux cadres, la fuite vers l'Occident de ces mêmes cadres, et toujours et encore, la corruption, n'a été en fin de compte que le fruit pourri des dérapages des années quatre-vingts. Ce que les Algériens, dans leur quasi-totalité, ont ressenti comme un immense et irréparable gâchis. L'Algérie était devenue cette ogresse qui dévorait ou chassait ses enfants, un pays qu'il fallait absolument fuir, pour rester vivant et garder un espoir d'avenir meilleur. Tout cela et beaucoup d'autres choses qu'il est impossible de faire tenir dans cette contribution, pour dire que ceux qui font du patriotisme un sentiment ringard et dépassé, n'ont pas totalement tort, il y a beaucoup de bon sens et souvent de sagesse dans leurs critiques, mêmes si elles sont souvent acerbes, extrêmes et, parfois, injustes. Pourtant, tout n'est pas totalement noir dans l'Algérie d'aujourd'hui. Il y a encore des raisons d'espérer et de croire en un avenir plus rose que ce qu'il paraît être. (A suivre)