Le patriotisme n'est plus ce qu'il était. Et pour cause! Le dernier à avoir regretté le déficit patriotique en Algérie a été le président de la République, M.Bouteflika, lequel dans un discours prononcé, le 26 décembre dernier, devant les cadres de la nation, a déploré le fait que les Algériens n'aient plus la fibre patriotique qui permit à leurs pères et grands-pères de soulever des montagnes, de reconquérir la souveraineté du pays spolié durant 132 longues années. Comment en est-on arrivé à cette carence patriotique jusqu'à faire sonner le branle-bas dans les sphères politique et gouvernementale? Des raisons existent cependant, qui expliquent cette insuffisance de civisme quand certaines décisions politiques n'ont pas été étrangères à cet état de fait qui, outre les inégalités sociales et autres obstacles qui ne permettent pas, ou n'ont pas permis, aux Algériens de se réaliser, ont exclu une grande majorité d'entre eux de la construction du pays. Le patriotisme (amour de la patrie) s'est ainsi étiolé comme une peau de chagrin au fil du temps et au détour des abandons des uns, des surenchères des autres. Aussi, il ne suffit pas d'un décret, qui apparaît à tout le moins démagogique, pour ranimer la flamme patriotique tant il est vrai que le patriotisme ne se décrète pas, c'est quelque chose d'inné, de viscéral et est la dernière bouée à laquelle on se raccroche quand le cynisme des uns, les biens mal acquis des autres blessent et narguent de pauvres gens. En réalité, les richesses outrancières d'une minorité qui côtoient le dénuement de la majorité et les injustices sociales aggravent la situation quand le travail vient à manquer, que le logement se fait rare ou attribué à la tête du client. Quand le pays n'arrive plus à nourrir, à loger et à donner du travail à ses nationaux, en un mot à faire vivre la population, il est évident que le patriotisme devient une préoccupation secondaire. Mais, en vérité, il y a maldonne car, dès le 5 juillet 1962, l'Algérie avait fait fausse route quand les Algériens qui pensaient avoir recouvré la liberté, se sont retrouvés sous le joug de nouveaux maîtres, au lendemain des sanglantes journées de l'été 1962, un été qui a vu basculer la donne politique algérienne alors qu'elle aurait dû être celle de la joie et de la fierté dans la liberté recouvrée pour un peuple qui a payé le prix fort pour son indépendance. Absence de repères historiques Déplorer en 2007 la désaffection patriotique, c'est ne pas prendre en compte les causes profondes et les carences qui ont déterminé cet état de fait. Mais, par ailleurs, peut-on dire aujourd'hui, 45 ans après l'indépendance, que le pourquoi pour lequel un million et demi d'Algériens se sont sacrifiés est une réalité tangible intégrée au vécu quotidien, établie dans les moeurs du pays et que le peuple vit libre et bénéficie de tous les droits afférents à cette liberté? C'est dans cet esprit, vivre libre et dans la dignité, que des patriotes algériens ont pris les armes en 1954 contre le joug colonial français pour faire accéder le peuple à la dignité, à la liberté, à la démocratie et au droit de dire et de faire, droits dont, en général, ils ont été frustrés par la colonisation et par les colons qui les ont réduits au statut d' «indigènes», d'hommes de seconde zone. Vivre libre c'est celle-là la signification première du 5 Juillet et de l'indépendance de l'Algérie qu'il symbolise. Que reste-t-il dès lors, des serments des martyrs de la Révolution lorsque les Algériens «libérés» n'avaient plus qu'un droit: celui de se taire et d'obéir? Une sorte de réédition des années sombres de la colonisation quand les Algériens ont le sentiment de ne pas avoir leur place dans leur pays. C'est cela le plus frustrant en fait: beaucoup d'Algériens n'étaient plus en osmose avec leur pays, ni ne se sentaient chez eux, qu'ils n'avaient pas la place à laquelle, par leur travail, leurs connaissances et leurs compétences, ils estimaient avoir droit. Aussi, nombreux étaient les Algériens d'avant l'indépendance qui avaient l'impression d'avoir seulement changé de maîtres quand la jeune génération, qui représente aujourd'hui les trois quarts de la population algérienne, née après 1962, ignore tout de la guerre de Libération, ne connaît ni l'histoire récente de son pays, ni le mouvement national et la formation du nationalisme algérien et encore moins l'histoire ancienne et plurielle d'un pays plusieurs fois millénaire. En fait, cette génération de l'après-indépendance n'avait aucun repère culturel et historique propre à former et à consolider son patriotisme. Qui sont-ils, qui sommes-nous, ne cessent de se demander ces jeunes sans jalons justes du passé de leur pays, lorsque ni l'histoire «officielle» ni les «constantes nationales», érigées en dogme brandi à tout-va, ne les ont préparés à s'assumer et à assumer leur présent et leur passé, d'où les problèmes identitaires qui se posent aujourd'hui et sapent le pays. Nous appartenons, certes, à une grande nation, la nation arabe et musulmane, mais la spécificité algérienne a été diluée, voire écrasée, dans des «constantes nationales» où nombreux étaient les Algériens qui ne s'y reconnaissaient pas. En effet, qu'a-t-on fait pour faire aimer l'Algérie par ses enfants, la leur faire découvrir, découvrir son histoire séculaire, ses héros des temps révolus, de la Révolution et contemporains? Il fallut attendre plus de quarante ans après l'indépendance pour que l'Algérie honore un de ses fils, Massinissa, un des grands rois numides, unificateur du pays ayant vécu il y a plus de 25 siècles, -ayant combattu avec et contre les maîtres du monde de l'époque- en donnant son nom à la ville nouvelle de Constantine. D'autre part, il y a à peine deux ou trois ans que l'Algérie officielle a commencé, timidement, à admettre l'Algérianité de l'un des plus grands esprits et penseurs de l'humanité ancienne, saint Augustin, natif de Taghaste (Souk Ahras), dont l'héritage est convoité par tout le pourtour méditerranéen, à l'exclusion de l'Algérie, son pays natal. Ce ne sont là que quelques exemples des errements de l'histoire «officielle», lorsque l'on note que c'est seulement en janvier 1992, au détour des péripéties et des convulsions de la politique, que la jeune génération fit connaissance avec et découvrit l'un des pères de la Révolution algérienne, Mohamed Boudiaf, dont elle ne soupçonnait, pour certains d'entre ces jeunes, même pas l'existence tant la chape de plomb qui l'a entouré l'a effacé des mémoires. Il en a été de même pour un autre précurseur du mouvement national, Messali Hadj, redécouvert après la réhabilitation de certains «historiques» au début de l'an 2000, quand beaucoup d'autres héros connus et inconnus attendent que l'histoire nationale les rétablisse dans leurs droits. La liste est longue des personnages de l'histoire antique et contemporaine de l'Algérie, soustraits à la connaissance du peuple algérien, repères qui auraient contribué à cimenter notre identité nationale, fondée sur le pluralisme culturel, à consolider le civisme de la population. Ce ne sont là que des exemples pour dire combien peu a été fait pour ancrer la patrie et la notion de patriotisme dans les esprits de nos enfants. On nous cite l'exemple américain, mais les jeunes Américains baignent dès l'enfance dans leur historicité et savent qui sont George Washington, John Adams, Thomas Jefferson, qui sont les pères de la Révolution et fondateurs de la Fédération, ce qu'ils ont fait pour la libération de ce pays devenu les ‘'Etats-Unis'' et connaissent tout sur leur tragédie nationale - la guerre de Sécession (1861 à 1865) - qui opposa les Etats loyalistes du Nord aux Etats confédérés du Sud esclavagiste, qui saluent leur hymne national, le Star-Spangled Banner tout au long de l'année alors que la bannière étoilée est omniprésente. Les Américains se glorifient de leur passé, assument une longue tradition qui fait du civisme américain une seconde nature. En Algérie, on a glorifié notre arabité avant que d'asseoir notre algérianité imbriquée par de nombreuses civilisations (numide, phénicienne, romaine, arabe et musulmane, turque et pour finir française) qui l'ont traversée au long des millénaires, quand rien n'a été fait pour faire fructifier cette mosaïque et rééditer ce qu'ont fait les Américains. Qu'en est-il chez nous, qu'a-t-on fait pour que l'on aime l'Algérie pour ce qu'elle est, quand il faut recourir à un décret ministériel pour imposer le salut aux couleurs et l'écoute de Kassaman? N'est-ce pas là un patriotisme à rebours qui aggrave plutôt le cas de ceux qui l'ont décidé? Car, comment cela se fait-il qu'une chose qui aurait dû être naturelle - alors que l'on est indépendant depuis près d'un demi-siècle - doive se faire appliquer par la contrainte du décret? Peut-on devenir patriote par ordonnance? Quand ce défaut de civisme s'explique, ou peut s'expliquer, par le dirigisme imposé tout au long de ces années aux Algériens? Livrée à elle-même, sans repères historiques, culturels et sociologiques, la jeunesse de l'indépendance, la plus vulnérable, n'a assimilé ni l'histoire, ni la culture, ni la sociologie, (au demeurant tronquées), d'un pays laissé en friche, ouvert à toutes les tempêtes et à toutes les semailles sauvages. De fait, c'est ce vide patriotique qui explique, du moins en partie, la montée de l'islamisme, tant il est vrai que la nature a horreur du vide, et les intégristes donnaient alors l'impression d'avoir les réponses aux questions d'une jeunesse désorientée, suppléant aux carences des autorités politiques du pays, incapables de prendre en charge le désarroi de ces jeunes, ni de leur fournir les réponses qu'ils attendaient ou espéraient. Un échec national L'islamisme, qui n'est pas l'Islam, devenait alors, pour nombre de ces jeunes, une patrie de substitution. Il y avait donc un vide patriotique que les islamistes se sont empressés de combler. D'autre part, avec le recul, il est même à se demander si cette situation n'a pas été voulue quand elle n'a pas été provoquée. L'article 120 des statuts du FLN -d'avant 1989- en écartant des responsabilités nationales (politiques, économiques, culturelles, sociales et autres) toute personne n'ayant pas la carte du parti, ajouté à l'existence de la «famille révolutionnaire» ont, en fait, marginalisé des pans de plus en plus larges de la société, participant à la désaffection et au recul du patriotisme. C'est ainsi qu'il est devenu difficile, pour certaines catégories de citoyens, de trouver leur place dans la société algérienne. C'est en fait à cette époque, dans les années 80, que des diplômés, las d'attendre un travail qui ne venait pas, des jeunes sans qualifications précises voués au chômage, ont commencé à franchir la Méditerranée pour rejoindre des cieux plus cléments. Comment expliquer, en effet, le rush des Algériens vers l'ailleurs avec en tête une seule idée: quitter l'Algérie? Les centaines de jeunes Algériens qui faisaient la queue devant les ambassades étrangères, qui réclament à tue-tête des visas, signaient en réalité l'échec du système algérien. A-t-on alors réfléchi au malaise qui traverse non seulement la jeunesse algérienne -incitée à partir se réaliser ailleurs- mais également de plus en plus de cadres frustrés dans leurs espoirs, dans leur devenir, se trouvent d'une manière ou d'une autre, exclus de la mise en valeur du pays, exclus de la prospérité par le travail, sans possibilité de fonder un jour leur foyer du fait d'impondérables (logement, travail notamment) sur lesquels ils n'ont pas de recours. Ou plutôt si, le recours c'était l'exode, l'exil, le départ pour l'étranger. Mais, au fil des ans, cet exode a pris les dimensions d'un échec national, lorsque l'Etat se trouva impuissant à répondre aux demandes et attentes des citoyens. De fait, il y a bien un malaise social, pernicieux et durable, qui fait qu'en 1980, dans les années 90 comme en 2007, l'ambition première des Algériens, aujourd'hui comme hier, est de partir. Ça devient grave lorsque cela touche de plein fouet des secteurs aussi sensibles que la médecine, (alors que le pays manque cruellement de médecins, 14.000 spécialistes algériens -selon des statistiques françaises- exercent actuellement dans les hôpitaux français), la recherche scientifique, l'informatique, l'ingénierie pétrolière, quand le pays voit ses meilleurs cerveaux, penseurs et techniciens, ses intellectuels et ses artistes partir sans espoir de retour. Un départ qui apparaît, sous certains de ses aspects, comme encouragé alors que persistent les envois à l'étranger des meilleurs bacheliers algériens pour la poursuite de leurs études, quand l'expérience et les statistiques ont montré que la majorité de ces futurs cadres ne reviennent plus en Algérie, comme l'affirmait au début des années 90 le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Ahmed Djebbar. Peu d'étudiants revenaient au pays une fois leurs diplômes obtenus, quand nombre d'entre eux sont sollicités par des entreprises sur place, en France ou aux Etats-Unis, et finissent par être phagocytés, c'est-à-dire nationalisés, selon lui. Malgré cela, bon an, mal an, une bonne fournée de nos majors au Bac sont envoyés se «former» à l'étranger. D'où les questions sur cet entêtement sachant les dégâts que cette politique occasionne et a occasionnés au développement du pays par l'hémorragie de cerveaux, la perte de techniciens et spécialistes dont l'Algérie avait grandement besoin, d'une part, les pertes économiques et financières que cela induit d'autre part, avec comme retombées le fait curieux que l'Algérie forme ainsi, à coup de millions en devises, des ingénieurs, des médecins et autres spécialistes pour les Etats-Unis et la France notamment. Le cas le plus représentatif reste encore celui du docteur Elias Zerhouni, aujourd'hui directeur des Instituts nationaux de Santé américains (NIH, National Institute of Health). Les binationaux sont ainsi devenus aujourd'hui légion, mais dans 90% des cas quoique affirmant leur amour pour la patrie de leurs pères-mettent leur savoir-faire et leur talent au service du pays d'accueil et non à celui de leur patrie d'origine, l'Algérie. C'est là une vérité qu'il faut bien, d'une manière ou d'une autre, intégrer dans notre vécu et essayer d'en tirer les leçons qui s'imposent. Donc beaucoup de paramètres entrent en ligne de compte dans la formation et le renforcement du patriotisme dont le lien étroit avec le sol de la patrie n'est que l'un des éléments, surtout quand la patrie sollicitée est soit incapable, soit rendue inapte à répondre aux demandes de ses nationaux. Aussi, il ne fait pas de doute que les gouvernants ont, quelque part, une responsabilité dans l'infléchissement du civisme, quand les sollicitations des citoyens sont ostensiblement ignorés, quand des castes se sont constituées autour des pôles du pouvoir et que le fossé ne cesse de se creuser entre une minorité de nouveaux riches et le gros de la population qui gagne juste de quoi subsister. C'est encore le président Bouteflika qui, dans un message à l'Ugta le 24 février, à l'occasion de la célébration de son 51e anniversaire, qui relève que «la restauration de la paix et de la sécurité serait éphémère si elle ne s'accompagnait pas d'un effort de développement qui permette de donner leur chance à tous les Algériens sans exception». Et c'est là toute la problématique qui se pose aux Algériens et singulièrement, à la jeune génération qui n'a pas trouvé l'écoute nécessaire auprès de l'Etat, lequel n'a pas toujours su, ou pu, leur assurer dignité et vie décente, seul gage d'un patriotisme sans faille.