Avec Archéologie du chaos (amoureux)*, notre collègue Mustapha Benfodil signe là son troisième roman aux Editions Barzakh (Alger) après Zarta ! (2000) et Les bavardages du Seul qui lui a valu le prix du meilleur roman. Auteur également des Six derniers jours de Baghdad (Ed. liberté/Casbah, 2003), de poèmes, nouvelles et pièces de théâtre, il apparaît comme une des figures de proue de la nouvelle littérature algérienne. *Mustapha Benfodil, Archéologie du chaos (amoureux). Roman Editions Barzakh, septembre 2007, 13x23cm / 256 pages Carnet de bord… 3h 45 du matin. Nadim ronfle toujours. J'avance difficilement. Manque de concentration. J'ai des serpents dans la tête. Je m'emmêle les pinceaux. Séparer le roman papier du roman conte, du roman objet, du roman histoire, du roman jaquette, du roman plaisir, du roman marketing, du roman écriture, du roman érectile, du roman projectile, du roman verbe, du roman marché, du roman inconscient (de l'humanité). Le roman, c'est un match de foot très tactique où l'emplacement des joueurs (les personnages) et leur évolution sur le terrain (la trame) sont déterminants pour le devenir de la partie. Mais comment échapper justement au déterminisme romanesque que l'on a soi-même mis en marche ? Là est la question. Borges faisait remarquer que le secret d'un bon conte était qu'on « ne sente pas trop le métier » ; que le propre de l'art était de cacher l'art. Plus de subtilité, de profondeur, de poésie, de poésie… Sabato disait : « Tout roman, ou bien se hisse au niveau de la poésie, ou bien n'est rien de plus que chronique journalistique ou naturaliste. » Mais où trouver de la poésie, pardi, à cette heure-ci ?! La Grotte ressemble à un vrai capharnaüm. S'« il » voyait ça… Je n'ai pas la paix pour écrire. J'ai la tête engourdie. J'ai trop fumé ce soir. J'ai des serpents dans la tête. Là, je viens d'enfiler trois joints d'affilée. De la bonne came qu'a ramenée Nadim Burroughs de son trou de La Cité du Précipice. Il connaît tous les chtarbés de la planète, mon doudou de « kamékaze ». Je l'envie quand même, ce crétin. Mine de rien, il a la vie que je n'ai pas. Il est beau. Il est fou. Il est drôle. Il est amusant. Il est viril. Il est futé. Il est généreux. Il se met continuellement en danger. Fraye avec des durs à cuire. Il est introduit dans tous les milieux interlopes algérois. Il a même fricoté avec une cellule dormante cryptokhomeïniste. Il a du succès. Et ça m'énerve. Oui, ça m'énerve. Les filles m'énervent. Toutes ces quêtes cons qui rôdent ici. M'énervent ! M'énervent ! Connasses de pétasses comme cette Sssaloppppe de Camélia qui fait comme chez elle. Qu'elle aille au diable ! Nada aussi m'énerve. Toujours aucun signe depuis son dernier mail. Elle ne m'a toujours pas dit ce qu'elle pensait de la structure du roman. Toujours aucun signe sur MSN. Toujours pas connectée. M'énerve. M'énerve ! Décidément, tout, tout le monde est ligué contre moi. Tout décidément m'énerve ! m'énerve ! m'énerve ! Avec un peu de chance et beaucoup de bureaucratie, je réussis à obtenir une chambre en régime interne dans une cité universitaire — un véritable repaire de la désolation —, après avoir trafiqué un certificat de résidence. Ainsi, après mille et une fugues malheureuses, je pouvais enfin dire adieu à ma famille. Mon père pouvait aller au diable et avec lui, sa smala d'imbéciles heureux qui se complaisaient dans leur sottise. Et que cette pute de Kheïra s'acoquine avec le monde entier. J'allais laisser tout cet univers glauque derrière moi et croquer ma nouvelle vie à pleines dents. J'installai mon univers et ne quittai plus jamais ce trou à rats, passant mes jours et mes nuits à lire, lire, lire, dévorer des livres, des tonnes et des tonnes de livres, dans une épique tentative d'élaborer l'Algorithme de l'Univers. Algorithme : mot dérivé du nom du savant arabe Al Khawarizmi (780-850), mathématicien et astronome à l'observatoire de Baghdad, fondateur de l'algèbre moderne — d'ailleurs, algèbre vient d'« al-jabr » qui était de son invention. L'algorithme, j'en avais le certitude, n'était que l'expression de la quintessence de tous ces livres. De tous les livres. Je ne saurais dire à quel moment précis mon sort s'est à jamais lié avec les livres. J'ai l'impression que je lis depuis que je respire. En réalité, je ne lis pas. Je dévore les livres. Littéralement, je veux dire. Oui. Je mange les livres, je me nourris de livres, je vis par les livres. Les livres sont comme un sérum d'encre et de cellulose dans mon sang par intraveineuse. Je suis né un livre à la main et quand le cordon ombilical a été coupé, il a aussitôt été remplacé par un placenta de papier. Je me souviens de la toute première fois où je fus confronté à l'expérience de la lecture, de l'alphabet et du mystère des choses écrites. Pour tout dire, je la vécus comme une expérience mystique et hautement métaphysique. Cela survint quelques jours après la mort de Camélia. Notre taudis était totalement dépourvu de la moindre feuille imprimée, et pour tout matériel alphabétique, il n'y avait que des notices de médicaments dans la maison. Un tas de médicaments, car ma mère était gravement malade. Je n'avais que trois ans et la masse de produits pharmaceutiques entassés à son chevet m'impressionnait. A un moment donné, j'avalai par inadvertance je ne sais quelle saloperie de substance, un puissant analgésique, tandis que ma mère, à demi inconsciente, était entre vie et trépas. Constatant mon malaise après m'être goinfré de ces barbituriques, elle reprit soudain ses esprits, oubliant sa mort lente, et se jeta sur moi d'un élan instinctif pour me sauver. Elle m'assena une série de tapes fermes sur le dos. Je suffoquai, je toussotai, je bavai, je vomis, je blêmis. Puis, rassurée, elle retourna s'emmurer stoïquement dans son coma en silence comme si de rien n'était. Epaté par l'effet des médicaments, je les regardai avec une curiosité nouvelle où se mêlaient l'état de ma mère, mes états nauséeux et la mort de Camélia. Ils étaient investis d'une valeur existentielle et devinrent un objet préphilosophique sous le crâne effervescent du môme plein de questions que j'étais. Récidivant, sans toutefois aller jusqu'à m'administrer ces satanées pastilles, j'allongeai mon petit bras espiègle vers la table de chevet de maman et saisis au hasard une boîte de comprimés. Mais au lieu de les avaler comme la première fois, je m'employai avec toute mon intelligence embryonnaire à en décrypter la notice. Je mis mon point d'honneur à percer le secret de ces pilules mystérieuses, leur trouvant une espèce de pouvoir surnaturel. Ils étaient un philtre exquis, l'élixir de la vie, le remède à la tristesse de maman. La notice du médicament prit dès lors à mes yeux la valeur d'un talisman. Je pouvais attacher à mon cou comme une amulette magique un flacon de sirop ou une boîte de Prozac. Une avalanche de questions m'envahit depuis ce jour sur le mystère de la mort, de la vie, de la maladie et de la guérison. Guérison du mal-être, du mal-vivre, du mal de vivre. La mort est l'antidote de la vie ; le mourrissement du pourrissement, du vieillissement. Pour ne pas avoir mal, il faut cesser de vivre. Il faut guérir de vivre. J'étais empêtré dans un fouillis de non-sens. Fallait-il que je tue maman pour abréger sa souffrance ? Quand bien même mon cerveau me prescrirait-il pareille extrémisme, mon cœur, faible comme tout organe palpitant, résistait de toutes ses forces à ce verdict et mon instinct me porta naturellement vers le chemin inverse, comme l'instinct de ma mère qui se réveilla de sa mort juste pour me désintoxiquer, moi, l'assassin de trois ans qui avait tué sa fille. Camélia. C'est ainsi que j'entrepris dès cet âge-là de harceler toute surface écrite à la recherche du moindre indice pouvant me mener vers la guérison de maman, et la guérison de l'univers, et la guérison de ma culpabilité refoulée par la guérison de Camélia de sa mort et donc de sa féminité — elle qui avait, avais-je remarqué depuis sa naissance, quelque chose en moins dans son système génital me disais-je, dans l'idée que je me faisais, à l'âge qui était le mien, de l'anatomie humaine ; elle urinait par une fente, et donc Dieu avait tronqué son pénis, donc elle avait une malformation, donc elle était malade, donc elle était folle, donc elle était dangereuse, donc elle pouvait se lever la nuit pendant que je dormais et m'arracher mon zizi pour le mettre dans sa partie manquante, donc je devais la tuer, je devais la tuer, je devais la tuer pour sauver mon zizi… Je finis par extirper toutes les notices de toutes les boîtes de médicaments de la maison. Les Ecritures, si ça se trouve, étaient sûrement disséminées, me dis-je, dans ces petites feuilles fines qui ne payaient pas de mine, qui plus est typographiées en tout petits caractères pour passer inaperçues, se dissoudre dans un verre d'eau par exemple et devenir des lettres liquides, se mélanger au sang puis se transformer en bulles d'oxygène fixées par les hémoglobines avant de monter au cerveau et prendre les commandes du genre humain. Dès cet âge-là, il devint pour moi acquis que les livres, tous les livres, de l'Ancien Testament au dernier Harry Potter, sont des notices pour médicaments prescrits par un médecin céleste pour guérir le monde du mal de l'existence ! En librairie le 20 septembre