En 1992, je me suis vu confier par l'Institut du monde arabe (IMA) la confection d'un catalogue analysant et recensant les films consacrés à la guerre d'Algérie. A l'époque, ce type de publications est des plus rares. Paris : De notre bureau Il faudra attendre les années suivantes pour voir Benjamin Stora et la revue Cinémaction se pencher sur cette thématique. Il ressortait de ce catalogue que cette guerre – reconnue officiellement comme telle par le gouvernement français ... en octobre 1999 !– n'avait pas produit d'œuvres marquantes au niveau du 7e art (seule, peut-être La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo en 1966). Hormis la littérature et l'édition, ni les manuels scolaires ni les films n'ont, en France, accordé à cette page d'histoire la place qui devait être la sienne. Dans notre catalogue, intitulé France-Algérie : images d'une guerre, nous relevions, côté production algérienne, la dérive vers un héroïsme guerrier (voir Mostefa Lacheraf) et l'autocensure et l'amnésie côté français, hormis les œuvres militantes que constituèrent au début des années 1970, le R.A.S d'Yves Boisset et Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier. Même si, il y eut par la suite La guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman (1991) et C'était la guerre co-réalisé par Maurice Failevic et Ahmed Rachedi en 1992 pour la télévision française (Antenne 2), l'essentiel de la production sur les deux rives se cantonnait au « camp à soi », me faisant écrire : « En Algérie, l'histoire nationale a servi d'épopée fondatrice : on n'a pas critiqué, on a édifié. Peut-être va-t-on commencer à expliquer. Et pour ce faire, il importe de tourner le dos à la si peu éclairante thèse/antithèse, pour plonger au cœur de la complexité des rapports des uns avec les autres... » Et il aura fallu attendre 2007 pour voir enfin la guerre d'Algérie abordée sous l'angle de la dimension humaine et restituer dans toute son horreur et sa barbarie un affrontement qui n'a jamais rien eu de manichéen. Il n'y a jamais eu d'un côté 7 millions de militants du FLN et de l'autre, 2 millions d'appelés ou de militaires français pro Algérie-française ; la mort et la désolation n'ont pas toujours été indifférentes aux millions d'hommes projetés dans cette guerre par une situation coloniale qui ne pouvait que l'engendrer. Devoir de mémoire et d'inventaire Tandis que le cinéma américain a toujours su aborder ses guerres d'empire sans œillères (voir les films traitant de l'intervention US au Vietnam), son homologue français a globalement choisi de faire l'impasse, se refusant au devoir de mémoire et d'inventaire qui, seul, autorise l'édification d'une Histoire nationale marquée du sceau de la vérité. Evoquant ici la guerre d'Algérie, on pourrait étendre ce constat à d'autres pages sombres de l'histoire de France. A-t-on produit dans l'hexagone, l'équivalent d'Amistad, le violent réquisitoire de Steven Spielberg contre l'esclavage et son cortège de meurtres et d'humiliations, alors même que de grandes villes comme Nantes ou Bordeaux ont fondé leur prospérité sur la traite négrière ? ... Et c'est donc le 3 octobre que va sortir sur les écrans français – et bientôt semble-t-il en Algérie – L'ennemi intime écrit par Patrick Rotman, joué par Benoît Magimel et réalisé par Florent-Emilio Siri. Une œuvre rare qui fera date, dans la mesure où, faisant écho à nos analyses précitées, ce film de presque deux heures a décidé de tordre le cou aux clichés ou stéréotypes qui ont pu accompagner certaines œuvres quant à la représentation factuelle ou partielle et partiale qu'elles ont pu donner jusque-là de ces « évènements » selon la terminologie française en vigueur à l'époque. Nous sommes en juillet 1959 dans les montagnes de Kabylie. Cinq années de guerre ont déjà provoqué drames et déchirements qui ont conduit l'ONU à se saisir d'une question qui, fondamentalement, est une guerre d'indépendance... Mais tout le monde ne le sait pas encore et notamment au sein d'une section militaire plongée en pleines opérations et qui voit débarquer à sa tête un jeune lieutenant empreint d'idéalisme et formidablement interprété par Benoit Magimel. C'est d'ailleurs ce jeune comédien aujourd'hui encensé par la profession qui est à l'origine du projet de film. Fortement marqué par le documentaire au titre éponyme (L'ennemi intime) de Patrick Rotman (diffusé et rediffusé à la télévision française), il rencontre l'auteur et le décide à écrire un scénario de fiction nourri de situations et de vérités concrètes. Au point que la force émotionnelle du film de cinéma réside dans l'observation fine et psychologique des attitudes et des comportements de chacun, rappelant qu'une armée de guerre, c'est d'abord et avant tout un agrégat d'individualités diverses et plurielles. Dès la première séquence d'ouverture du film, les auteurs nous rappellent la singularité et la spécificité de cette guerre faite par la France. Dans ce détachement cohabitent des appelés du contingent et des Algériens dont certains ont combattu le nazisme en France. Suite à une bavure qui voit une partie de la section tirer sur une patrouille prise pour l'ennemi, on rend hommage à un lieutenant français décédé d'un côté, tandis que de l'autre la chahada accompagne les victimes algériennes de la section... Benoît Magimel, (le lieutenant Terrien) vient remplacer son prédécesseur sans qu'on lui avoue les circonstances dans lesquelles il a été tué. Un fort message de pacifisme L'intrigue du film va se nouer autour de la relation entre le jeune lieutenant aux principes humanistes et un certain sergent Dougnac (Albert Dupontel), militaire de carrière, plutôt désabusé, et qui sera amené à faire son éducation au réel de la guerre. Coincé entre l'expérience du terrain du sergent et la manipulation par laquelle son commandant de secteur l'amène à s'impliquer politiquement dans le conflit, le lieutenant Terrien va progressivement basculer lui-même dans la barbarie, révolté par les assassinats du FLN, d'un côté et la mort de plusieurs de ses soldats de l'autre. Démonter les pièges de l'engrenage qui progressivement vous font changer, voilà un objectif pertinent que le réalisateur a su remarquablement mettre en scène. Quelque part, L'ennemi intime véhicule un fort message de pacifisme à l'instar d'un Johnny s'en va-t-en guerre de Dalton Trumbo dans les années 1970. Et ce n'est pas le moindre de ses mérites. De même, la représentation qui est donnée du personnel algérien de la section évite tout manichéisme pour mettre en avant le moteur que constituent les histoires individuelles (un rallié du FLN qui, rejoignant le maquis à nouveau, y sera exécuté ; un soldat de la Seconde Guerre mondiale – formidable Lounès Tazaïrt – en situation de vengeance personnelle contre le FLN qui a supprimé sa femme et son enfant)... On le voit, le scénariste et le metteur en scène se sont appuyés sur des situations individuelles des uns et des autres pour produire, in fine, une forte crédibilité et une certaine véracité à l'histoire qui nous est racontée. Et comme souvent dans les films réussis, le particulier renvoie au général, le singulier renvoie à la geste collective. Fellag, pic émotionnel. Trois moments forts sont de ce point de vue significatifs : une séquence de massacre d'une katiba à l'aide de napalm (grande première dans le cinéma français !), le commandant et sa section se voyant en mauvaise posture lors d'un accrochage. Une scène de représailles suite à la mort d'un officier français et qui verra la population d'un village subir les assauts du détachement dans lequel la gégène et la torture institutionnalisée ne sont pas oubliées. Et puis il y a Fellag Sans doute « le climax » du film, son pic émotionnel. Il est un maquisard du FLN arrêté et condamné à la fameuse « corvée de bois » (simulacre d'évasion pour l'assassiner dans le dos). Un dialogue surréaliste va conditionner l'issue fatale. Il est un ancien de Monte Cassino au même titre que Rachid (Lounès Tazaïrt). Ce dernier lui offre une cigarette que Fellag allume par les deux extrémités, lui disant : « Tu n'es plus un Algérien et tu ne seras jamais un Français... » Nous pourrions multiplier les exemples de temps forts à l'infini tant le film de Siri en est parsemé. Mais ce serait déflorer l'élément de suspense qui en fait un des meilleurs films de guerre, s'agissant de la guerre. On sent que le réalisateur a été à l'école américaine (la bonne) où il a d'ailleurs dirigé Bruce Willis dans Otage en 2005. L'ennemi intime n'a rien à envier à des œuvres majeures du genre, telles que Apocalypse Now de Francis Ford Coppola ou Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino. Des références. Le cinéma français a désormais son film de référence sur la guerre d'Algérie à propos duquel nous emprunterons notre conclusion à Fellag : « Le film raconte comment, sur un terrain sociologique donné, des êtres humains avec leur complexité et leur folie, mais aussi leurs croyances politiques et religieuses, sont venus se poser, se croyant investis d'une mission. Mais ils avançaient sur un terrain politique et sociologique totalement miné par des histoires qui n'étaient pas les leurs... »