Dans le sillage de ce que nous avons soulevé hier, nous nous proposons aujourd'hui d'esquisser l'ébauche d'une approche doctrinale fondant la séparation entre la politique et la religion. Pour cela, nous convoquons le trop bien connu verset coranique, combien de fois ressassé : « Et leurs affaires sont objet de consultation entre eux. »(1) A supposer qu'on puisse extraire un verset de son contexte alors qu'il est en tension linguistique avec ce qui précède et ce qui suit dans le corpus coranique, nous reconnaissons que ce verset est central. Il a donné lieu à moult débats, maintes fois brandi aussi bien par les partisans de la sécularisation des sociétés islamiques que par les tenants d'un système fondé sur la fameuse choura, alibi captieux des idéologues islamistes pour invoquer les fondements théologiques de la délibération et de la consultation et rejeter par la même l'exigence démocratique considérée comme « impie » ! En empruntant la sémantique d'un certain Ali Belhadj, par exemple. Alors nous nous permettons d'y contribuer en précisant à notre modeste niveau qu'une compréhension de ce passage se décline dans une double détente : le premier degré de raisonnement invoque une grille de lecture – désormais classique dans la pensée moderniste laïque. Elle explique clairement qu'il y a dans la parole de Dieu révélée, référence première pour tous les musulmans, une véritable délégation faite aux hommes pour conduire l'ensemble des fonctions publiques et activités d'intérêt général, dans le dialogue et la concertation. Parce que ces questions épineuses et cruciales sont d'une très grande complexité et couvrent une vaste étendue que l'esprit d'un seul homme ne peut embrasser et ne sait trancher sans une préalable discussion au sein d'un débat sérieux, engageant et libre. Il doit consulter et se concerter avec ses semblables dans la Cité, tout autant concernés par sa gestion et son devenir. Par conséquent, il y a dans ce qui précède de quoi échafauder toute une théorie de l'exercice démocratique dans un contexte islamique sans que cela soit incompatible avec la donne coranique. Bien au contraire, à la lumière de cette lecture, il y a comme une légitimation par le Texte de l'organisation de la Cité selon les principes démocratiques et une recherche de la caution morale afin de consacrer la liberté du peuple souverain de présider à sa destinée. C'est une conception tout à fait recevable, et heureusement louable. - Néanmoins, le second degré de compréhension nous recommande – au-delà de cette première interprétation respectable et respectée – qu'en vertu de la délégation faite aux hommes quant à la conduite de leurs propres affaires, nous n'ayons même pas à nous référer à ce verset coranique pour étayer la séparation des deux dimensions temporelle et spirituelle. Nous n'avons plus, théologiquement parlant, besoin de nous appuyer sur ce verset ni sur un autre d'ailleurs, pour établir la séparation des deux ordres. Dans le domaine des affaires publiques, ce n'est ni l'adéquation parfaite ou la conformité harmonieuse avec la Révélation ni une opposition résolue à son message qui doit être recherchée. Parce que, tout simplement, nous ne sommes pas dans le même registre épistémologique. Les mondanités du siècle relèvent d'un ordre radicalement différent de celui de la Révélation, tout en lui reconnaissant sa vocation naturelle, par son contenu moral et spirituel, de constituer un socle éthique cohérent et de décréter des principes généraux pour que les relations entre les êtres soient plus justes, harmonieuses et fraternelles dans ce bas monde. L'aspect formel et technique de l'organisation de la Cité est une entreprise neutre exclusivement humaine. Les considérations d'administration étatique seront toujours séculières. Ce second degré d'approche du texte coranique, qui se situe à un autre niveau d'exégèse, dans une classe supérieure, plus élaborée encore, pour une théologie fine, préconise qu'au nom même du Coran, licence soit donnée aux croyants musulmans de ne pas se référer au discours coranique afin de mener à bien leurs affaires mondaines. Il en résulte qu'il ne doit pas, et ne peut pas, y avoir une doctrine politique qui soit, à proprement parler, purement coranique. Avancer cela n'est en aucun cas une volonté de minorer la Révélation ni de la marginaliser, bien au contraire, ce sera la hisser à son statut premier et la resituer dans sa vérité profonde. C'est un message pourvoyeur de Sens, d'accent éthique et spirituel, procédant de l'« inconnaissable », invitant au Mystère, mais convoquant l'engagement de l'homme en invoquant sa raison et son intelligence. Ainsi, est-ce en toute cohérence que nous annonçons que, en l'occurrence, le rapport à la chose publique est un paramètre extra-religieux. Nous devons donc le pratiquer sans être enchaînés à la référence scripturaire. Avec cela, le champ politique doit acquérir définitivement son autonomie pleine et entière. L'Islam sera libéré de l'emprise politique. Il sera la religion de la sortie de la politique. (2) 1. Ibid. Sourate de la Délibération : 42, verset 38 2. Allusion faite au christianisme qui est, pour Marcel Gauchet, la religion de la sortie de la religion