Le cinquième roman de Bouziane Benachour, Hallaba, est une magique promenade amoureuse. L'auteur fait planer l'ombre du poète dans ces pages où l'amour est omniprésent avec un leitmotiv : « On est tous le fruit d'un désir ». Une histoire d'amour impossible entre un jeune auditeur Abdeli, 21 ans, et une voix, celle de Doudoune, sulfureux sobriquet professionnel qui colle à une animatrice d'une émission radio intitulée Hallaba, (solution pour les parents), dédiée aux personnes disparues. Doudoune, (qui rappelle comme par coïncidence une célèbre signature d'un animateur d'une émission à la Chaîne III) est la charnière centrale de ce roman arachnéen, où les récits progressent en réseau. De fait, les vingt-six chapitres du roman fonctionnent en étoile. Certaines histoires en redistribuent d'autres, mais juste le temps de revenir à une matrice centrale, Doudoune bien sûr, dont l'identité est laissée en jachère, tirée à souhait par le suspens jusqu'au bout du roman. D'emblée, l'auteur s'attaque frontalement à son sujet, l'homosexualité : « Khensa Samini, la prostituée, ne serait pas biologiquement une femme mais un homme transformé en femme, un travesti. » Voilà un sujet qui, une fois n'est pas coutume, est courageusement traité dans la littérature algérienne contemporaine, un tabou que l'auteur s'entête de briser, en envisageant notamment de faire tenir un ensemble de vérités réputées, à tord, incompatibles. Et là, le verbe est tranchant : nul n'a le droit de juger autrui, clame l'auteur. Au fil des pages, le discours raisonne comme un pont jeté entre les rives de la réalité et de l'imaginaire, du sensationnel au sublime, de la tragédie à la farce, mais aussi bien de la vie et de la mort. Voici donc un roman installé en permanence sur le fil du rasoir qui scie, sans état d'âme, les tabous féroces avec une subtile délicatesse et un amour obsessionnel, d'une évidente modernité (véhiculée par supports radio et téléphone portable interposés) et d'un goût altier pour la tradition ancestrale. Une œuvre tout à la fois forte de ses convictions et ténue comme l'utopie. En un mot : Hall'Aba est un hymne à la transgression : « Ta voix a la magie d'un rayon de lumière qui m'a éclairé le chemin de l'amour. » Mais c'est surtout le livre d'une cause perdue, presque une tentative émouvante de solliciter de l'absente têtue, la possibilité d'une chance sans cesse repoussée à l'infini. Ce roman est surtout un rendez-vous avec une poésie amoureuse qui vire souvent à la souffrance. Doudoune est incontestablement le premier et sans doute le plus grand amour de Abdelli, le fou auditeur-poète qui n'a jamais cessé d'accompagner son obsession. L'auteur dévoile ainsi un jardin intime sans perdre sa pudeur. Ce roman d'amour aux accents innés est la confession par écrit de sentiments inexprimables oralement. « J'écris pour faire sortir les flammes qui sont dans mon intérieur. » Le narrateur s'avoue incapable d'aller au-delà des mots : « Ce n'est pas facile de tout dire mais j'ai essayé de ne rien cacher. » Bien sûr, qu'il y a l'omniprésente héroïne Doudoune à qui Abdelli dépeint, tour à tour, les portraits de ses deux sœurs jumelles, de sa mère « inscrite dans l'ordre des absents du monde, spectatrice amorphe et écœurée », souffrant à la fois de la blessure liée à la — oh combien douloureuse ! — fugue du frère aîné Mokhtar que du fait que son mari « appartienne exclusivement à la maîtresse peinture. » « Au final, confit Abdelli en parlant de sa mère, il ne lui reste que la ressource de l'abnégation totale : elle accepte et la défaite et la capitulation jusqu'à crevaison finale. » Terrible non ! Les référents spatiotemporels de l'auteur vont des SMS expédiés à la bien-aimée Doudoune au « coup de boule à la Zidane », en passant par Ghazaouet, ville côtière « qui veut à tout prix ressembler » à son Beni Saf natal. Et là, en parlant d'espaces, les accents sont, on ne peut mieux, autobiographiques. A l'origine de ce cinquième roman, révèle Bouziane, tout est parti de ce besoin que j'ai senti chez les Algériens de communiquer. Au détour de cet omniprésent monologue d'amour, l'auteur presse Abdeli d'user d'un ton pince-sans-rire que brouille parfois des tsunamis d'aphorismes qui rend le récit irrésistiblement excitant. Abdelli dépeint des portraits de ses voisins, des personnages qui n'ont pas forcément de drapeau social précis à agiter, pour les conforter dans leurs vocations respectives : celles des « tragédies bruyantes et lieux communs qui s'entremêlent à satiété. » Des personnages tout aussi énigmatiques que légendaires à l'image de celui qui « se place en tête de la révolte des gueux » : bourourou, sobriquet sans doute emprunté à une célèbre et répondue légende ancestrale berbère. Un événement, la démolition de maisons pour les besoins d'une délocalisation pour laisser place à une ligne téléphérique provoque l'ire de la population, et anticipe, par-là même, la dramatique chute du rêve malheureux personnage : et ce sera la surprise fatale. La sentence tombe, terrible. Nous ne vous en dirons pas plus, car faut-il bien lire le roman pour mieux s'en servir. Une chose est sûre : les Vingt-six chapitres composent une sorte de profil d'épervier pour ce romancier discret dont on salue, au fil des livres, (cinq romans, trois essais et neuf pièces de théâtre), la justesse de ton, l'alliance du charme et de la gravité des drames qu'il dépeint, ainsi que les envolées romanesques. L'inspiration de l'auteur s'apparente à un passe-lacet. Elle relie la solitude de tous ses protagonistes, trous après trous, pour mieux la métamorphoser en littérature... Le résultat est là : Bouziane signe son cinquième grand roman comme un cadeau. Il ne reste plus qu'à y ajouter un joli nœud.