Le piano d'Esther nous laisse emporter par les vagues envoûtantes des rimes. Il nous en sert cependant à petites doses, juste pour brusquer et donner la folle envie de rêver. M'hammed Bouziane ausculte l'Histoire comme le docteur Belarbi examine ses malades: méticuleusement et avec un soin religieux. Il tâte le point du mal tout en posant son oreille sur le côté gauche de la poitrine du temps. Il s'arrête, écoute à travers ses palpitations et halètements les déchirures produites par le passé. C'est que l'Histoire est jonchée de mal et de mots. Mais «nous ne sommes pas responsables des soubresauts de l'Histoire», écrit M'hammed Bouziane Larbi dans son roman Le piano d'Esther, paru dernièrement aux éditions Musk. Dans son livre, l'auteur essaie de dénouer des ficelles enchevêtrées. C'est en effet l'histoire de Hakim, un jeune médecin algérien travaillant dans un hôpital, dans la région marseillaise. Il réussit à faire revenir à la vie une vieille pied-noir. C'est l'histoire de son père, Mohammed, poussé à l'exil parce que «certaines personnes autoproclamées docteurs en morale ont fini par le convaincre qu'aimer une juive était un péché mortel». Cette femme juive, Esther, poussée à quitter sa terre natale, l'Algérie, pour fuir les exactions commises par les «revanchards», après l'indépendance du pays. C'est enfin l'histoire d'Hélène, la fille d'Esther, née dans un bateau alors que sa mère traversait la méditerranée pour rentrer en France. Quatre personnages, quatre vies, quatre itinéraires et une seule destination. Dans Le piano d'Esther, les destinées ne se séparent que pour se rencontrer de nouveau. Les sorts ne se quittent que pour se retrouver. Parfois, on a l'impression qu'on répond à une certaine force occulte qui nous pousse vers l'inévitable rencontre. «Ces forces que d'aucuns appellent Dieu, donnent plus de relief à certains faits, en apparence, banals et qui sont prépondérants pour la suite des évènements. C'est peut-être cela qui t'a mené un soir de drame sur mon chemin», écrit Soreno à Romance, les deux pseudonymes qu'Hélène et Hakim se sont donnés pour s'écrire sur le Net. Entre eux est née une histoire d'amour qui a grandi, bercée par la tendresse. Au détour des enlacements amoureux, Hakim lui fait un enfant. Cependant, comme le dit bien ce poète «il n'y a pas d'amour heureux» et parfois, les plus belles histoires d'amour finissent mal. L'enfant qui ne verra jamais le jour, est le fruit d'un rapport incestueux. L'auteur nous apprend, à demi- mot, qu'Hélène est née suite à la relation entretenue entre le père de Hakim, Mohammed et la mère d'Hélène, Esther. Incroyable destin que celui des personnages créés par M'hammed Bouziane Larbi. Nés furtivement pour ne s'aimer en fin de compte que discrètement. Dans Le piano d'Esther, l'auteur fait le procès de l'Histoire. «Calmez-vous, monsieur, dit Hakim ! Hélène et moi n'y sommes pour rien ! Nous ne sommes pas responsables des soubresauts de l'histoire. Je comprends parfaitement ce que vous ressentez. Les fellahs de 1830, expulsés de leurs terres par le glaive et le feu ont dû ressentir la même chose. La différence c'est qu'eux n'avaient pas de terre de rechange. Ils ont dû rester sur place à supporter le joug.» C'est que l'histoire est faite de cendres et de pleurs et que personne ne peut changer quoi que ce soit. Belarbi explore toutes ces douleurs ressenties par les Algériens ayant enduré l'enfer sous la domination coloniale. Il le fait aussi avec ces pieds-noirs qui ont été « chassés » d'Algérie. Cependant, il ne porte aucun jugement. Il ne joue pas le rôle d'un historien mais celui d'un romancier qui a le droit de voir les choses à sa façon. D'autant que la littérature n'a jamais fait de mal. L'auteur se dresse en outre en excellent anthropologue. Le piano d'Esther, quoi qu'il répond au style du nouveau roman, on y trouve néanmoins une petite part de réalisme fantastique. Ce qu'on déplore cependant, c'est que le lecteur bute sur les difficultés de se représenter les personnages, cela peut-être fait délibérément (?). Toutefois, cette faille, si c'en est une, est remplacée par la force psychologique que l'auteur a donné à ses personnages. Belarbi pénètre profondément dans leur for intérieur pour explorer leur abysses. Aussi, les pages écrites sur Miliana sont d'une beauté remarquable. A cela, on ajoute le style fluide et poétique qu'on retrouve dans Le piano d'Esther. M'hammed Bouziane Larbi nous laisse quelquefois emporter par les vagues doucereuses des rimes. Il nous en sert cependant à petites doses, juste pour brusquer et donner la folle envie de rêver. On ressent cette musicalité qui émane du texte. En somme c'est un livre simple. Les phrases sont courtes et reposantes. Le piano d'Esther fait partie de ces romans qu'on lit d'une seule traite.