L'histoire particulière qui unit l'Espagne au monde musulman à travers l'héritage andalou assure à l'Islam une place respectable dans la carte confessionnelle espagnole. La coexistence pacifique entre les religions, « dans l'esprit de Cordoue », fait de la Péninsule ibérique un havre pour la tolérance, en dépit des « séquelles du 11 mars ». Cordoue (Espagne). De notre envoyé spécial Il nous aura fallu dix bonnes heures pour atteindre Cordoue par train en provenance de Barcelone. L'ancienne capitale de l'Andalousie est à pas moins de 900 km (895 exactement, selon un guide) de celle de la Catalogne et à près de 400 bornes au sud de Madrid. Ce qui épate d'emblée le visiteur, à fortiori un « Maure », c'est l'élégance de cette ville qui respire l'Andalousie par chacun de ses pores et chacune de ses portes. De fait, en flânant dans les ruelles et les venelles étroites de la mythique Qortoba, on est tout de suite happé par l'architecture mauresque qui marque une bonne partie des édifices de la ville. De magnifiques maisons, des riadhs, des palais, aux murs fastueux et à la blancheur immaculée défilent en exhibant arcades, cours et patios ainsi que des jardins somptueux, avec leurs myrtes, citronniers et autres grenadiers, nous donnant la nette impression de nous promener dans un poème d'Ibn Zeydoun ou une mélopée andalouse de Ziryab, tant le descriptif de ce répertoire musical fait abondamment référence à ce décor. La structure labyrinthique des rues fait largement écho à nos Casbahs. La végétation luxuriante qui jure avec le socle urbain dominant fait la part belle à des palmiers plantureux, un détail qui achève de nous projeter de plein fouet cinq siècles en arrière. Il convient, à ce propos, de rappeler que Cordoue constitue un croisement de plusieurs conquêtes : phénicienne, carthaginoise, romaine, wisigothe arabe, castillane, napoléonnienne... Depuis l'épopée de Tarik Ibn Ziyad et sa conquête de l'Espagne en l'an 711 puis la proclamation de l'émirat de Cordoue par Abderrahmane 1er, un transfuge de la dynastie omeyyade de Damas, avant que l'émirat ne s'érigeât en califat en 929 sous Abderrahmane III, la perle du Guadalquivir sera le cœur battant de la civilisation andalouse et sa capitale politique et culturelle. Son destin se confondra ainsi, plusieurs siècles durant, avec la civilisation de l'Islam. A la faveur de cette rencontre entre deux imaginaires, son rayonnement dardera ses lumières sur tout le continent, devenant vite La Mecque scientifique et intellectuelle de l'Occident, voire du monde. Elle s'imposera ainsi, comme un creuset des sciences, des arts et de la philosophie, elle qui a été le berceau, tour à tour, de Sénèque, le célèbre stoïcien romain, de l'immense Ibn Rochd et du non moins célèbre penseur juif Moïse Maimonide. Elle avait également accueilli, est-il utile de le souligner, le vénérable Ibn Arabi surnommé Al Chaykh Al Akbar, grand pôle de l'Islam soufi, qui, sans être spécialement Cordouan, avait séjourné céans pour y rencontrer l'un de ses maîtres, Averroès. L'apogée de ce rayonnement sera atteint avec la construction de la Mezquita (littéralement la mosquée), monument spirituel aux murailles imposantes, plus grand édifice religieux musulman de la Péninsule ibérique et l'un des vestiges les plus impressionnants de l'architecture musulmane au monde. Cette prospérité va durer jusqu'à 1236, année qui verra sa chute sous les menées de Ferdinand III de Castille. Après la Reconquista, la Mezquita sera convertie en cathédrale sous Charles Quint et devient la Santa Iglesia Catedral de Córdoba. Ce mélange foisonnant de cultures et d'influences se laisse aujourd'hui encore percevoir dans le paysage cordouan où domine ce que l'on désigne par « le style mudéjar ». Les « Mudéjar », c'étaient les Morisques, les musulmans restés en Espagne après la reconquête chrétienne. Et le style « mudéjar » donc représente ce courant architectural mauresque où se marient, dans un décor exubérant, arcades, vasques, fontaines, mosaïques, jardins, portes ciselées, enchaînements harmonieux de salles et de patios, tout en intégrant ça et là des influences occidentales (castillane, gothique ou Renaissance). L'exception espagnole Autre détail qui n'échappe pas au visiteur, particulièrement arabe : les noms des rues, des quartiers et de quantité d'établissements. « Madinat Al Zahra », « Hostal Ommeyad » et autres « Alcàzar de los Reyes » sont d'une sonorité arabe qui ne trompe pas. A propos de Madinat Al Zahra (la ville de la Rose), renseignement pris, il se révèle que ladite Médina avait été élevée par Abderrahmane 1er à la gloire de son aimée dont le prénom était Zahra. Cette histoire si riche, si particulière, explique, si besoin est, le lien très puissant qui unit aujourd'hui encore les Espagnols à l'Islam et sa civilisation. L'héritage d'Al Andaluss n'a pas manqué d'assurer à la religion mahométane un ancrage autrement plus profond en Espagne où vivent aujourd'hui encore plus de 800 000 musulmans. Force est de le constater : la communauté musulmane espagnole est entourée de la plus grande attention et jouit d'une appréciable liberté religieuse, en comparaison avec la plupart des pays européens. La récente initiative du gouvernement Zapatero d'organiser une conférence internationale sur l'islamophobie (9 et 10 octobre), est assurément à inscrire dans ce sens. En tout cas, ce conclave de Cordoue nous a permis de mesurer combien la place de l'Islam et des musulmans dans la presqu'île ibérique est quelque chose de tout à fait exceptionnel. En 1992, date qui célébrait le 500e anniversaire de la découverte de l'Amérique pour les Espagnols mais qui, vue de chez nous, désignait celle de la fin du califat andalou avec la chute de Grenade, dernier bastion de la civilisation mauresque, en 1492, après sept siècles et demi de cohabitation, cette date devait s'imposer donc comme une année charnière dans l'histoire de la présence musulmane en Espagne. Dans une allocution remarquable prononcée à la conférence de Cordoue, Mariano Fernandez Bermejo, ministre espagnol de la Justice, s'est évertué à expliquer les efforts consentis afin d'améliorer le statut des musulmans dans son pays. « En 1992, dit-il, nous avons conclu un accord avec la communauté musulmane en même temps que les communautés juive et protestante. » Un accord qui, souligne M. Bermejo, visait à consacrer définitivement la liberté religieuse en Espagne. « Cette liberté n'était pas assortie de garanties réelles jusqu'à la constitution de 1978 qui sera suivie de la loi organique de 1980 qui reconnaît la liberté religieuse comme un droit fondamental », ajoute-t-il. L'accord de 1992, développe le garde des Sceaux espagnol, revêt plusieurs aspects : inviolabilité des mosquées, exemption de l'imposition pour les lieux de culte musulmans, assistance religieuse au profit des détenus et des malades de confession musulmane, reconnaissance du mariage contracté selon la loi islamique, enseignement de la religion islamique dans les écoles, aussi bien publiques que privées, et la reconnaissance du droit pour les musulmans d'enterrer leurs morts, selon le rite musulman. « Cet accord a été appliqué en majorité. Il s'agit pour nous de ne pas considérer l'Islam comme la religion de l'Autre », dit M. Bermejo qui entonne : « Nous sommes fiers de la splendeur de l'Andalousie et nous l'assumons avec ses zones d'ombre et de lumière ». Le séisme du 11 mars Les avis étaient divergents au Forum de Cordoue à propos de l'impact des attentats terroristes qui ont frappé l'Occident en plein cœur depuis le choc du 11 septembre sur l'image des musulmans en Europe. Pour Mariano Fernandez Bermejo, les sanglants attentats du 11 mars 2004, qui avaient fait 191 morts, n'ont pas sapé les liens qui ont toujours uni l'Espagne catholique et l'Islam andalou. « La condamnation des attentats par la communauté musulmane a fait que ces actes n'ont pas été suivis par un rejet systématique de l'Islam de la part de la société espagnole. Cela n'a pas suscité de panique, encore moins porté atteinte à la liberté de culte des musulmans », dit-il avant de faire remarquer que « l'Espagne souffre depuis trente ans du terrorisme. » Le représentant du gouvernement Zapatero affirme que les attentats du 11 mars, loin d'avoir provoqué une « rétraction » de l'effort public à l'égard de l'Islam et ses fidèles ont, au contraire, poussé à prendre de nouvelles initiatives. La plus importante est sans doute celle de « l'Alliance des civilisations ». Rappelons que ce concept a été lancé en septembre 2004 à l'ONU par José Luis Zapatero et vise à surmonter les préjugés qui ciblent les musulmans en faisant échec au paradigme belliqueux en vogue de « choc des civilisations » adopté par l'administration américaine. « Après les attentats, nous avons redoublé d'efforts en prenant de nouvelles initiatives comme le renforcement de l'enseignement islamique dans les écoles et la régularisation de la situation sociale des imams de manière à ce qu'ils soient traités au même titre que les prêtres. », dit le ministre espagnol de la Justice. Il ne manque pas de faire observer qu'entre-temps, la population musulmane en Espagne a sensiblement augmenté du fait de l'immigration. Il convient de noter sur ce chapitre que l'Espagne a connu un véritable boom démographique depuis la deuxième moitié des années 1990. Entre 2000 et 2005, le pays a enregistré le plus grand taux d'immigration du monde. Entre 2001 et 2006, l'Espagne a accueilli une moyenne de 600 000 personnes par an, selon une source. En 2006, 5 millions de personnes, soit 11% de la population espagnole, étaient de nationalité étrangère. Par ailleurs, un effort a été consenti sur le plan financier : « Auparavant, l'Etat donnait seulement à l'Eglise catholique à l'exclusion des autres confessions. Aujourd'hui, nous réfléchissons à de nouveaux mécanismes pour financer des projets relevant de l'intégration religieuse afin de promouvoir le pluralisme religieux », dit M. Bermejo. Il cite à ce propos la fondation Pluralisme et convivialité dont l'Etat espagnol est le principal bailleur et dont 40% des fonds sont alloués aux communautés musulmanes, indique le ministre. L'un des projets à l'étude consiste à financer un nouveau manuel scolaire sur le thème « Découvrir l'Islam » qui se déclinera en castillan et en arabe. « Il s'agit de promouvoir des initiatives de dialogue pour édifier une société tolérante et pluraliste. Nous progressons lentement. Il y a l'attitude des médias et le discours tenu par certains intellectuels occidentaux sur l'Islam qui reprennent la rhétorique du choc des civilisations. Des publications qui seraient inacceptables si elles visaient une autre religion. L'Europe a vécu l'Holocauste car l'antisémitisme devenait un comportement social et intellectuel acceptables. N'acceptons pas de donner une légitimation intellectuelle à une islamophobie larvée », plaide avec ferveur le garde des Sceaux espagnol. Voilà donc un beau programme d'intégration, mais qui reste néanmoins entaché de quelques lacunes. Yusuf Fernandez, porte-parole de Junta Islamica, la plus importante association des musulmans espagnols, attire régulièrement l'attention des pouvoirs publics de son pays sur l'insuffisance des autorisations accordées pour la construction de nouvelles mosquées. L'Espagne, affirme-t-il, n'en compte qu'une cinquantaine pour presque un million de musulmans. La Junta islamica réclamait également par le passé l'autorisation pour les musulmans de pouvoir prier dans la Mezquita de Cordoue transformée en cathédrale, une revendication que l'épiscopat espagnol a jugée irrecevable. Quoi qu'il en soit, la « Déclaration de Cordoue » qui a couronné la conférence sur l'islamophobie reste un bel hymne à la tolérance.